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Comptes rendus

Roberto Morozzo della Rocca, Laïcité et christianisme chez Émile Poulat

Traduction de l’italien et révision des textes par Jean-Dominique Durand. Lyon, LARHRA, 2020, 154 p.
Yvon Tranvouez
p. 362-364
Référence(s) :

Roberto Morozzo della Rocca, Laïcité et christianisme chez Émile Poulat. Traduction de l’italien et révision des textes par Jean-Dominique Durand. Lyon, LARHRA, 2020, 154 p.

Texte intégral

1Poulat vu d’Italie, et plus précisément par ses amis de Sant’Egidio. Le titre rend mal compte d’un ensemble composé de trois éléments. Le plus gros de l’ouvrage est une présentation d’Émile Poulat (1920-2014) par Roberto Morozzo della Rocca, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Rome III, qui aborde successivement l’homme et le chercheur, les grandes lignes de son œuvre, la question de la laïcité (qui fait donc l’objet d’un chapitre spécifique, ce qui ne suffit pas, à mon sens, à justifier le titre éponyme) et enfin le problème de « l’espace du christianisme » dans le monde contemporain. C’est sans doute ce dernier chapitre qui est le plus original, dans la mesure où derrière l’interrogation sur les conditions de possibilité de l’existence chrétienne dans un monde « sorti de Dieu » (selon l’expression à double sens qu’affectionnait Poulat), l’auteur s’emploie à préciser la position personnelle de ce dernier, que lui-même estimait relever d’un « catholicisme bourgeois », type générique dont il regrettait qu’on ne s’y intéressât pas plus. Aussi étranger au catholicisme intransigeant qui rejette la modernité par principe, qu’au catholicisme libéral qui s’épuise à la rejoindre dans une perpétuelle course à l’échalote, le chrétien Poulat n’a cessé de prôner la présence au monde tel qu’il est, à sa culture et à son langage. Il se disait sans nostalgie de la chrétienté ni agenouillement naïf devant la modernité, mais dans l’exercice de la critique, la pratique de la rencontre, l’art du dialogue et la gestion du désaccord, le tout en s’en remettant à sa conscience personnelle et non aux consignes d’un quelconque directeur de conscience. Sur la fin de sa vie, il attirait l’attention sur la multiplicité des initiatives modestes qui lui semblaient témoigner, chacune à sa manière, de l’émergence de cette façon moderne d’être catholique sous les décombres d’un catholicisme intransigeant voué à l’échec malgré sa réelle capacité de renouvellement dans des mouvements comme Comunione e Liberazione en Italie.

2On comprend, par contraste, l’importance qu’il attachait à Sant’Egidio, dont il a connu le fondateur, Andrea Riccardi, dès 1973. Vingt ans après l’échec de l’expérience missionnaire des prêtres-ouvriers, dont il avait été un protagoniste majeur, Émile Poulat a trouvé là un autre mode de présence chrétienne à la modernité : la « force faible » d’un groupe de prière, venant en aide aux pauvres et développant une action internationale pour la paix. Les « trois P », comme il disait pour résumer cette trinité opératoire, se définissant lui-même comme orant plus que comme croyant, et renvoyant à l’appel prophétique de Jean-Paul II lors de la première rencontre mondiale des religions à Assise en 1986. C’est donc logiquement et opportunément que le livre se termine par une longue postface d’Andrea Riccardi, à la fois judicieuse analyse sur le rapport entre « objet de recherche et histoire personnelle » chez Poulat et précieux témoignage d’un ami et d’un confident.

3Reste, entre l’étude initiale et le complément final, la publication d’un entretien inédit entre Émile Poulat et Roberto Morozzo della Rocca en 2012. Cinquante pages instructives parce que l’intervieweur pose de bonnes questions, que l’interviewé, âgé de 92 ans et n’ayant plus rien à cacher ni à ménager, ne se dérobe pas dans ses réponses, et que, mené dans un climat de confiance, l’exercice se prête aux anecdotes et aux épanchements. Interrogé sur ses années de formation, Poulat évoque évidemment Le Bras et surtout Meyerson, mais il rend aussi un hommage appuyé et inattendu à son professeur de sciences naturelles en classe terminale, en 1938, au petit séminaire de Conflans. Typique de ces professeurs extérieurs recrutés pour des charges de cours par les établissements ecclésiastiques en mal de compétences dans le domaine des sciences dures, Jules Lefèvre (1863-1944), directeur du Laboratoire de Bioénergétique, était l’auteur récent d’un imposant Manuel critique de biologie (Paris, Masson, 1938, 1 048 p.) et par ailleurs le père de l’abbé Luc-J. Lefèvre (futur fondateur la revue traditionaliste La Pensée catholique). « Pour la première fois, explique Poulat, j’ai rencontré ce qu’était un grand savant. Et j’ai découvert aussi l’autorité, parce que, quand on s’ennuyait parfois ou quand on s’agitait un petit peu – il marchait sur l’estrade, toujours en costume redingote –, il s’arrêtait et je me souviens de cette phrase : “On ne dérange pas l’homme qui idéationne” » (p. 82-83). Ainsi, Jules Lefèvre, « un phénomène », n’enseignait pas une matière au programme, il idéationnait. Le mot avait frappé le jeune Poulat, qui le reprend à son compte pour revendiquer une constante indépendance d’esprit, indifférente aux carcans et aux frontières des disciplines constituées. Aussi récuse-t-il l’idée qu’il pourrait être historien ou sociologue du catholicisme, comme on occupe une place dans un lotissement : « Mon problème a toujours été d’être l’historien et le sociologue d’un conflit : le conflit de l’histoire et de la théologie ; le conflit de la pensée traditionnelle et de la pensée moderne laïque » (p. 91).

4Au passage, Émile Poulat revient sur les débuts, au CNRS, du Groupe de Sociologie des Religions dont il a été, en 1954, l’un des initiateurs, avec Henri Desroche, François-André Isambert et Jacques Maître. Il rappelle que le GSR est né grâce au patronage d’un Gabriel Le Bras pourtant dubitatif, lui qui donnait plutôt dans la sociographie de la pratique religieuse et l’histoire des institutions. « Nous étions quatre et Le Bras disait : “Ce sont les cinq doigts de la main. Je suis le pouce”. En réalité, il avait une deuxième main. Je lui disais que nous étions sa main gauche, parce que sa main droite, c’étaient ses élèves de la faculté de Droit, en particulier tous ses élèves canonistes. Fernand Braudel, à qui je disais que nous étions la main gauche de Le Bras, m’a répondu : “Le Bras n’a pas de main gauche” » (p. 85).

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Pour citer cet article

Référence papier

Yvon Tranvouez, « Roberto Morozzo della Rocca, Laïcité et christianisme chez Émile Poulat », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 362-364.

Référence électronique

Yvon Tranvouez, « Roberto Morozzo della Rocca, Laïcité et christianisme chez Émile Poulat », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 02 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/65194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.65194

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Auteur

Yvon Tranvouez

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