LES PLUS LUS
Publicité
Publicité

La leçon de vie du dalaï-lama

<br />
De bon matin, encadré par des  moines et un garde du corps, le dalaï-lama arrive dans l’un des deux monastères où il dispense ses leçons de bouddhisme.  A ses côtés (à g.), le Ganden Tripa, le chef de l’école des Bonnets jaunes fondée au XIVe siècle.

De bon matin, encadré par des moines et un garde du corps, le dalaï-lama arrive dans l’un des deux monastères où il dispense ses leçons de bouddhisme. A ses côtés (à g.), le Ganden Tripa, le chef de l’école des Bonnets jaunes fondée au XIVe siècle.
© Alvaro Canovas
De notre envoyée spéciale en Inde Claudine Vernier-Palliez

Alors que des dizaines de Tibétains se sont immolés par le feu, leur maître spirituel transmet ses principes de sagesse

Lorsqu’il est monté sur scène, les hauts lamas en rouge et or se sont prosternés à ses pieds, plus humbles que des moucherons, et c’était comme si le Bouddha lui-même était descendu du ciel Tushita. Puis il s’est tourné vers les 30 000 personnes venues de l’Inde, du Tibet et des quatre coins du monde qui l’attendaient depuis l’aube dans la chaleur et la poussière, les mains jointes, et s’est excusé de les avoir conviées à l’écouter dans pareil inconfort. Les moines ont servi du thé au beurre et lancé à la volée du pain qu’ils avaient préparé la nuit dans les boulangeries géantes des ­monastères. Il a dit aux gros d’en manger deux morceaux pour devenir plus gros et aux maigres de s’empiffrer pour devenir moins maigres. Enfin, il a annoncé l’accident de voiture dont a été victime Kyabdjé Ling Rinpoché, ce jeune et très important lama, instigateur de l’événement et réincarnation de l’un des deux sévères tuteurs qui l’avaient élevé dans le sombre palais du Potala, à Lhassa, et lui faisaient si peur.

Publicité

La veille, sur la route de l’aéroport de Goa où il devait l’accueillir, sa voiture s’est encastrée sous un camion, tuant sur le coup le vieux moine qui lui servait de chauffeur et blessant grièvement son secrétaire particulier. Kyabdjé Ling Rinpoché est à l’hôpital avec les deux jambes cassées. Il n’assistera pas à l’enseignement unique que le dalaï-lama donnera pour la première et sans doute la dernière fois de sa vie dans les monastères de Ganden et Drepung, à Mundgod. C’est sur ce territoire du Karnataka, concédé par l’Etat indien aux réfugiés tibétains en 1960, qu’ont été reconstruits à une échelle plus modeste les grands monastères du Tibet bombardés par les gardes rouges. Pendant treize jours, six heures par jour, le chef spirituel du Tibet, qui a renoncé à son rôle temporel pour donner à son peuple le choix de la démocratie, transmettra les dix-huit textes majeurs du Lamrim, voie progressive et complète qui offre à ceux qui savent la recevoir la possibilité d’atteindre l’état de bouddha dans le cours d’une seule vie. Révélé par le sage indien Atisha au XIe siècle, puis développé au XIVe siècle par le Tibétain Tsongkhapa, fondateur de l’école des Bonnets jaunes, le Lamrim réunit l’essence des 84 000 enseignements transmis, depuis le Bouddha ­historique Shakyamuni, par des lignées ininterrompues de maîtres.

La suite après cette publicité

Cinq cents Tibétains venus de la mère patrie occupée par la Chine ont bravé les gardes-frontières et l’Himalaya, vêtus de peaux de yak, afin de voir et écouter celui qu’ils considèrent toujours comme leur maître incontestable et absolu. « Vous êtes dans une situation extrêmement difficile, leur dit-il, et vous avez peu d’occasions d’étudier dans notre pays où les enseignements ne sont plus ou très peu dispensés. Alors, écoutez-moi attentivement et retirez vos peaux de bêtes, vous n’en avez pas besoin ici. Vous pensez que l’étude est réservée aux moines et aux nonnes, vous vous contentez de quelques ­rituels, mais la véritable compréhension du bouddhisme vous échappe. » Puis il s’adresse aux 30 000 pèlerins : « Je vous demande à tous d’étudier pour devenir les bouddhistes du XXIe siècle. »

La suite après cette publicité

Le matin, Sa Sainteté est arrivée au monastère de Ganden escortée par un commando de « black cats », redoutables soldats en noir armés jusqu’aux dents, et de militaires bardés de kalachnikovs. Depuis 2009, quand ont commencé les premières immolations, dont la Chine accuse le dalaï-lama d’être le fomentateur, sa protection sur le sous-continent a été renforcée. A la mi-­décembre, près d’une centaine de Tibétains, dont une très jeune fille, se sont brûlés vifs pour attirer l’attention du monde sur le drame qui se joue à huis clos au pays des Neiges. Les revendications territoriales de l’Arunachal Pradesh par Pékin, au nom de l’unité historique du Tibet, et de l’Aksai Chin par Delhi, au nom du Cachemire, sans compter la traditionnelle et systématique présence d’espions dans tous les lieux où se trouve le dalaï-lama, augmentent les risques d’un attentat. Les braves troufions de l’armée indienne, cramponnés à leur outillage guerrier, s’efforcent de suivre debout les paroles de sagesse prononcées en tibétain et traduites en onze langues, auxquelles ils ne comprennent strictement rien.

Sa Sainteté est arrivée au monastère de Ganden escortée par un commando de « black cats », des soldats armés jusqu’aux dents

L’organisation gigantesque de cet enseignement a duré un an. Des centaines de milliers de drapeaux de prière, de guirlandes de fleurs et de ­lumières ont été accrochés à travers Mundgod, situé en zone contrôlée, où l’on n’accède que muni d’autorisations spéciales que les autorités indiennes, jamais pressées, mettent parfois plusieurs mois à délivrer. Parmi les 2 500 étrangers et Occidentaux venus de cinquante-trois pays, quelques ­centaines n’ont pas reçu l’indispensable sésame. Ils ont été embarqués menottes aux poignets dans des paniers à salade qui ressemblent à des cages à fauves et déposés à plus d’une heure de route, dans la sinistre petite ville d’Hubli. La veille, les détenteurs du fameux papier se sont battus comme des chiffonniers pour trouver une place au coussin sur lequel ­poser leurs fesses dans le temple bondé où, déjà, on ne respire plus. Un Australien en a ­réservé une pour son coussin et une autre pour son sac à dos. « Il est bouddhiste, ton sac à dos ? grinche un Allemand. – C’est pas bon pour ton karma de parler comme ça ! – Mon karma, il te dit merde ! » Sur l’estrade, où les plus hauts lamas du Tibet sont assis par ordre d’importance aux pieds de celui qu’ils appellent simplement Kundun (Présence), l’ambiance est ­nettement plus digne et concentrée. Au milieu des lamas réincarnés, il y a un moine américain, Nicky Vreeland, ­petit-fils de Diana Vreeland, prêtresse de la mode new-yorkaise et ancienne rédactrice en chef de « Vogue » et de « Harper’s Bazaar ». Nicky est le premier Occidental à avoir été nommé abbé d’un monastère tibétain par le ­dalaï-lama. « Il m’a choisi parce qu’il pensait le moment venu d’établir au sein d’un monastère un lien entre les mondes tibétain et occidental. » Le ­dalaï-lama, qui connaît Nicky depuis près de trente ans, remarque qu’il a beaucoup progressé, mais que la seule chose qui n’a pas changé est la longueur de son nez.

La suite après cette publicité
La suite après cette publicité

« Depuis l’invasion du Tibet, dit le dalaï-lama, je ne me souviens pas avoir vu en Inde plus grand rassemblement de moines et de laïques. Les textes que je suis venu enseigner conviennent à tous, bouddhistes, chrétiens, musulmans, hindouistes et non-croyants. Leur but est d’aider les hommes à ­éradiquer peu à peu leurs émotions ­négatives, comme la haine, l’égoïsme et l’ignorance, qui sont sources de souffrance, et de développer les émotions positives, comme l’amour et la compassion, qui sont sources de ­bonheur. Au XXIe siècle, époque de dégénérescence, l’entraînement de l’esprit enseigné par le Bouddha se ­révèle particulièrement moderne, adapté et bénéfique. »

Pour les Tibétains, le dalaï-lama est la réincarnation d’Avalokiteshvara, le bouddha de la compassion infinie. Ce qui est sans doute vrai. On se ­demande en effet comment cet homme hors du commun, qui se lève chaque matin à 3 h 30, se prosterne cent huit fois sur le sol avant d’étudier puis de méditer pendant deux ou trois heures, fait, à 77 ans, pour tenir le coup. Dès 9 heures, et parfois plus tôt, il ­s’assoit sur son trône et enseigne six heures de suite avec une joie et une ferveur mutines. « Ce trône est vraiment trop grand pour moi, je pourrais m’y allonger et dormir. De votre côté, dormez aussi sur vos coussins, mais, surtout, ne ronflez pas. » Les moines qui s’étaient endormis se ­réveillent d’un coup, terriblement gênés.
Les sujets de l’enseignement du Lamrim évoquent les grandes questions que se pose chaque être doté d’un esprit. La précieuse existence humaine, qui est la seule, parmi les six classes d’êtres du cycle des renaissances, à pouvoir se libérer de la souffrance, les mondes inférieurs, ceux des animaux, les enfers chauds ou froids aux noms affreusement poétiques (« marécage putride », « grands cris », « tourments incessants », « plaine de ­rasoirs » ou « fosse de feu »), la mort à laquelle il est conseillé de penser chaque jour, la sexualité. Sur ce point, les textes anciens, plutôt sévères, parlent « d’orifices inappropriés », en particulier en ce qui concerne l’homosexualité. « Les temps ont changé, souligne Sa Sainteté. Si l’on s’aime avec sincérité, tous les ­orifices peuvent être éventuellement appropriés. »

Les enseignements terminés, le ­dalaï-lama a rendu visite à Kyabdjé Ling Rinpoché, la réincarnation de son tuteur, qui a quitté l’hôpital pour une maison amie où lui a été installé un lit médicalisé. A 27 ans, Ling Rinpoché a des yeux de vieux sage et de gamin ­farceur, et les rondeurs de son prédécesseur. Il est le plus important membre de la nouvelle génération des grands lamas. « L’amour est ce dont nous avons le plus besoin, et il n’arrive qu’à travers les hommes et les animaux. Si vous avez un diamant que vous aimez beaucoup, lui ne vous aime pas, il ne vous aimera jamais. » Avant de ­reprendre la route, Sa Sainteté a rappelé son attachement au sécularisme. « Toutes les religions ont le même ­potentiel. Toutes enseignent l’amour, la compassion, la tolérance, le pardon et la discipline ­intérieure. Il n’y a donc aucune raison pour qu’elles ne puissent travailler ­ensemble et se respecter. Nous vivons dans un monde interdépendant, une sorte de village planétaire où chaque être doit être concerné par l’humanité. Si nous faisons tous un effort et le partageons avec d’autres, alors les choses peuvent changer et cette action devenir universelle. Ce n’est pas une question de religion mais de travail sur soi-même. Soyez à vous-même votre propre maître. Tant que l’esprit humain survivra, ces mots seront d’actualité. Quant à moi, je dédie le reste de ma vie au bonheur des êtres humains. Jusqu’à ma mort, je ne penserai qu’à cela : comment les servir, comment les aider. »

Contenus sponsorisés

Publicité