La robe de couronnement de la reine Alexandra, innovante à plus dâun titre

Alors que des dizaines de Tibétains se sont immolés par le feu, leur maître spirituel transmet ses principes de sagesse
Lorsquâil est monté sur scène, les hauts lamas en rouge et or se sont prosternés à ses pieds, plus humbles que des moucherons, et câétait comme si le Bouddha lui-même était descendu du ciel Tushita. Puis il sâest tourné vers les 30â000 personnes venues de lâInde, du Tibet et des quatre coins du monde qui lâattendaient depuis lâaube dans la chaleur et la poussière, les mains jointes, et sâest excusé de les avoir conviées à lâécouter dans pareil inconfort. Les moines ont servi du thé au beurre et lancé à la volée du pain quâils avaient préparé la nuit dans les boulangeries géantes des Âmonastères. Il a dit aux gros dâen manger deux morceaux pour devenir plus gros et aux maigres de sâempiffrer pour devenir moins maigres. Enfin, il a annoncé lâaccident de voiture dont a été victime Kyabdjé Ling Rinpoché, ce jeune et très important lama, instigateur de lâévénement et réincarnation de lâun des deux sévères tuteurs qui lâavaient élevé dans le sombre palais du Potala, à Lhassa, et lui faisaient si peur.
La veille, sur la route de lâaéroport de Goa où il devait lâaccueillir, sa voiture sâest encastrée sous un camion, tuant sur le coup le vieux moine qui lui servait de chauffeur et blessant grièvement son secrétaire particulier. Kyabdjé Ling Rinpoché est à lâhôpital avec les deux jambes cassées. Il nâassistera pas à lâenseignement unique que le dalaï-lama donnera pour la première et sans doute la dernière fois de sa vie dans les monastères de Ganden et Drepung, à Mundgod. Câest sur ce territoire du Karnataka, concédé par lâEtat indien aux réfugiés tibétains en 1960, quâont été reconstruits à une échelle plus modeste les grands monastères du Tibet bombardés par les gardes rouges. Pendant treize jours, six heures par jour, le chef spirituel du Tibet, qui a renoncé à son rôle temporel pour donner à son peuple le choix de la démocratie, transmettra les dix-huit textes majeurs du Lamrim, voie progressive et complète qui offre à ceux qui savent la recevoir la possibilité dâatteindre lâétat de bouddha dans le cours dâune seule vie. Révélé par le sage indien Atisha au XIeâ¯siècle, puis développé au XIVeâ¯siècle par le Tibétain Tsongkhapa, fondateur de lâécole des Bonnets jaunes, le Lamrim réunit lâessence des 84â000â¯enseignements transmis, depuis le Bouddha Âhistorique Shakyamuni, par des lignées ininterrompues de maîtres.
Cinq cents Tibétains venus de la mère patrie occupée par la Chine ont bravé les gardes-frontières et lâHimalaya, vêtus de peaux de yak, afin de voir et écouter celui quâils considèrent toujours comme leur maître incontestable et absolu. «âVous êtes dans une situation extrêmement difficile, leur dit-il, et vous avez peu dâoccasions dâétudier dans notre pays où les enseignements ne sont plus ou très peu dispensés. Alors, écoutez-moi attentivement et retirez vos peaux de bêtes, vous nâen avez pas besoin ici. Vous pensez que lâétude est réservée aux moines et aux nonnes, vous vous contentez de quelques Ârituels, mais la véritable compréhension du bouddhisme vous échappe.â» Puis il sâadresse aux 30â000â¯pèlerinsâ: «âJe vous demande à tous dâétudier pour devenir les bouddhistes du XXIeâ¯siècle.â»
Le matin, Sa Sainteté est arrivée au monastère de Ganden escortée par un commando de «âblack catsâ», redoutables soldats en noir armés jusquâaux dents, et de militaires bardés de kalachnikovs. Depuis 2009, quand ont commencé les premières immolations, dont la Chine accuse le dalaï-lama dâêtre le fomentateur, sa protection sur le sous-continent a été renforcée. A la mi-Âdécembre, près dâune centaine de Tibétains, dont une très jeune fille, se sont brûlés vifs pour attirer lâattention du monde sur le drame qui se joue à huis clos au pays des Neiges. Les revendications territoriales de lâArunachal Pradesh par Pékin, au nom de lâunité historique du Tibet, et de lâAksai Chin par Delhi, au nom du Cachemire, sans compter la traditionnelle et systématique présence dâespions dans tous les lieux où se trouve le dalaï-lama, augmentent les risques dâun attentat. Les braves troufions de lâarmée indienne, cramponnés à leur outillage guerrier, sâefforcent de suivre debout les paroles de sagesse prononcées en tibétain et traduites en onze langues, auxquelles ils ne comprennent strictement rien.
Sa Sainteté est arrivée au monastère de Ganden escortée par un commando de «âblack catsâ», des soldats armés jusquâaux dentsLâorganisation gigantesque de cet enseignement a duré un an. Des centaines de milliers de drapeaux de prière, de guirlandes de fleurs et de Âlumières ont été accrochés à travers Mundgod, situé en zone contrôlée, où lâon nâaccède que muni dâautorisations spéciales que les autorités indiennes, jamais pressées, mettent parfois plusieurs mois à délivrer. Parmi les 2â500â¯Ã©trangers et Occidentaux venus de cinquante-trois pays, quelques Âcentaines nâont pas reçu lâindispensable sésame. Ils ont été embarqués menottes aux poignets dans des paniers à salade qui ressemblent à des cages à fauves et déposés à plus dâune heure de route, dans la sinistre petite ville dâHubli. La veille, les détenteurs du fameux papier se sont battus comme des chiffonniers pour trouver une place au coussin sur lequel Âposer leurs fesses dans le temple bondé où, déjà , on ne respire plus. Un Australien en a Âréservé une pour son coussin et une autre pour son sac à dos. «âIl est bouddhiste, ton sac à dosâ? grinche un Allemand. â Câest pas bon pour ton karma de parler comme çaâ! â Mon karma, il te dit merdeâ!â» Sur lâestrade, où les plus hauts lamas du Tibet sont assis par ordre dâimportance aux pieds de celui quâils appellent simplement Kundun (Présence), lâambiance est Ânettement plus digne et concentrée. Au milieu des lamas réincarnés, il y a un moine américain, Nicky Vreeland, Âpetit-fils de Diana Vreeland, prêtresse de la mode new-yorkaise et ancienne rédactrice en chef de «âVogueâ» et de «âHarperâs Bazaarâ». Nicky est le premier Occidental à avoir été nommé abbé dâun monastère tibétain par le Âdalaï-lama. «âIl mâa choisi parce quâil pensait le moment venu dâétablir au sein dâun monastère un lien entre les mondes tibétain et occidental.â» Le Âdalaï-lama, qui connaît Nicky depuis près de trente ans, remarque quâil a beaucoup progressé, mais que la seule chose qui nâa pas changé est la longueur de son nez.
«âDepuis lâinvasion du Tibet, dit le dalaï-lama, je ne me souviens pas avoir vu en Inde plus grand rassemblement de moines et de laïques. Les textes que je suis venu enseigner conviennent à tous, bouddhistes, chrétiens, musulmans, hindouistes et non-croyants. Leur but est dâaider les hommes à Âéradiquer peu à peu leurs émotions Ânégatives, comme la haine, lâégoïsme et lâignorance, qui sont sources de souffrance, et de développer les émotions positives, comme lâamour et la compassion, qui sont sources de Âbonheur. Au XXIeâ¯siècle, époque de dégénérescence, lâentraînement de lâesprit enseigné par le Bouddha se Ârévèle particulièrement moderne, adapté et bénéfique.â»
Pour les Tibétains, le dalaï-lama est la réincarnation dâAvalokiteshvara, le bouddha de la compassion infinie. Ce qui est sans doute vrai. On se Âdemande en effet comment cet homme hors du commun, qui se lève chaque matin à 3âhâ30, se prosterne cent huit fois sur le sol avant dâétudier puis de méditer pendant deux ou trois heures, fait, à 77 ans, pour tenir le coup. Dès 9â¯heures, et parfois plus tôt, il Âsâassoit sur son trône et enseigne six heures de suite avec une joie et une ferveur mutines. «âCe trône est vraiment trop grand pour moi, je pourrais mây allonger et dormir. De votre côté, dormez aussi sur vos coussins, mais, surtout, ne ronflez pas.â» Les moines qui sâétaient endormis se Âréveillent dâun coup, terriblement gênés.
Les sujets de lâenseignement du Lamrim évoquent les grandes questions que se pose chaque être doté dâun esprit. La précieuse existence humaine, qui est la seule, parmi les six classes dâêtres du cycle des renaissances, à pouvoir se libérer de la souffrance, les mondes inférieurs, ceux des animaux, les enfers chauds ou froids aux noms affreusement poétiques («âmarécage putrideâ», «âgrands crisâ», «âtourments incessantsâ», «âplaine de Ârasoirsâ» ou «âfosse de feuâ»), la mort à laquelle il est conseillé de penser chaque jour, la sexualité. Sur ce point, les textes anciens, plutôt sévères, parlent «âdâorifices inappropriésâ», en particulier en ce qui concerne lâhomosexualité. «âLes temps ont changé, souligne Sa Sainteté. Si lâon sâaime avec sincérité, tous les Âorifices peuvent être éventuellement appropriés.â»
Les enseignements terminés, le Âdalaï-lama a rendu visite à Kyabdjé Ling Rinpoché, la réincarnation de son tuteur, qui a quitté lâhôpital pour une maison amie où lui a été installé un lit médicalisé. A 27 ans, Ling Rinpoché a des yeux de vieux sage et de gamin Âfarceur, et les rondeurs de son prédécesseur. Il est le plus important membre de la nouvelle génération des grands lamas. «âLâamour est ce dont nous avons le plus besoin, et il nâarrive quâà travers les hommes et les animaux. Si vous avez un diamant que vous aimez beaucoup, lui ne vous aime pas, il ne vous aimera jamais.â» Avant de Âreprendre la route, Sa Sainteté a rappelé son attachement au sécularisme. «âToutes les religions ont le même Âpotentiel. Toutes enseignent lâamour, la compassion, la tolérance, le pardon et la discipline Âintérieure. Il nây a donc aucune raison pour quâelles ne puissent travailler Âensemble et se respecter. Nous vivons dans un monde interdépendant, une sorte de village planétaire où chaque être doit être concerné par lâhumanité. Si nous faisons tous un effort et le partageons avec dâautres, alors les choses peuvent changer et cette action devenir universelle. Ce nâest pas une question de religion mais de travail sur soi-même. Soyez à vous-même votre propre maître. Tant que lâesprit humain survivra, ces mots seront dâactualité. Quant à moi, je dédie le reste de ma vie au bonheur des êtres humains. Jusquâà ma mort, je ne penserai quâà celaâ: comment les servir, comment les aider.â»