L’indépendance, un art porté haut par Koyo Kouoh
Commissaire d’expositions et fondatice en 2011 à Dakar du centre d’art Raw Material Company (« Compagnie de la matière première »), Koyo Kouoh est l’une de ces femmes qui portent le flambeau de la création contemporaine sur le continent. Elle s’intéresse aux questions de sexualité et de représentations du corps de la femme, sans en faire son étendard ni sa marque de fabrique. Son maître mot : l’indépendance.
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Née à Douala, partie en Suisse à 13 ans avec ses parents, Koyo Kouoh a étudié l’administration bancaire à l’Ecole de commerce de Zürich, avant de bifurquer vers l’art et l’Afrique. « En tant que jeune Africaine, dans ce monde occidental où j’avais l’impression d’être spectatrice d’une pièce où je n’avais pas de rôle, la conscience s’est révélée vers mes vingt ans de la nécessité d’un retour en Afrique. Un jour, j’ai débarqué à Dakar. »
Amoureuse de cette ville, elle s’installe au Sénégal en 1996. Forte tête, elle y fait son chemin. D’abord coordinatrice des Arts et de la culture à l’Institut de Gorée (1998-2002), elle devient commissaire indépendante lors des Biennales de Bamako en 2001 et 2003 et conseillère culturelle pour l’Ambassade américaine au Sénégal de 2003 à 2008. Elle transforme en 2011 une villa de la zone résidentielle de la Sicap Amitié en centre d’art.
Un espace moderne dénommé avec ironie Raw Material Company (« Compagnie de la matière première »). Une référence au temps colonial des comptoirs, qu’elle tourne en hommage à ce dont l’Afrique regorge : matière grise et force créative. Koyo Kouoh participe activement à désenclaver l’Afrique, mentalement, et à construire un avenir qui ne serait plus post-colonial, mais libre.
Le corps de la femme, une mécanique politique
Elle y tient beaucoup : Raw Material n’est pas une galerie, mais un espace de conversation, de réflexion (avec édition de livres), d’exposition et de résidence, ouvert aux artistes de tous les continents et de toutes les disciplines, littérature comprise. L’institution s’est étendue à une autre villa de la Zone B, toujours à Dakar, qui a abrité, entre autres, une demi-journée intense des Ateliers de la pensée en novembre dernier. « L’espace de la pensée n’est ni réservé, ni apparenté à l’inaction – l’une des critiques les plus courantes à son encontre », explique Koyo Kouoh. « Le fait même de penser est une action. Elle doit être accessible et investie par tout le monde. »
D’où son goût pour les expositions documentaires, comme « Chronique d’une révolte : photographies d’une saison de protestations », autour des émeutes de 2011-12 à Dakar contre le projet de modification de la Constitution par le président de l’époque, Abdoulaye Wade. A Bruxelles, le centre d’art Wiels a abrité en 2014 « Body Talk », une exposition collective dont elle a été la commissaire. « Elle traitait des expériences faites par des femmes africaines de la notion de corps, de féminisme et de sexualité. Dans le contexte africain, le corps est un outil politique, un site de domination, de contestation et un lieu de crime toutes les trois minutes selon les dernières statistiques mondiales. Il a été possible d’en traiter sans tomber dans le pathos, en montrant différentes disciplines artistiques et en allant dans l’abstraction. » Parmi ses choix figure alors l’artiste Billie Zangewa, née au Malawi et basée en Afrique du Sud, avec sa propre vie mise en scène sur des tableaux de soie. « Son personnage est un ersatz de toutes les femmes africaines qui veulent bien se reconnaître en elle, explique Koyo Kouoh. Des femmes d’une émancipation et d’une liberté illimitées ».

« Se saisir de son affaire »
Koyo Kouoh a vu, au fil des ans et d’un travail acharné, sa propre cote monter. Elle n’en nourrit pas moins un regard critique sur la position de plus en plus centrale que prennent les commissaires d’exposition, comme elle ou son camarade Simon Njami. « La pensée artistique émane des œuvres elles-mêmes, et non des choix curatoriaux qui les mettent en perspective », dit-elle. Dire que l’effervescence artistique africaine signale une « renaissance » relève par ailleurs à son sens d’un « raccourci journalistique trop réducteur pour donner la mesure de ce qui se passe réellement. On ne vient jamais de nulle part, et l’on laisse toujours quelque chose aux générations qui viennent ».
L’ébullition dont on parle parfois à Paris comme d’un simple effet de mode relève plutôt d’un processus au long cours. « Ce qui se joue, c’est que les Africains se saisissent de leur affaire : non seulement de l’œuvre, mais de l’exposition et de la critique. Cette attitude ne prévaut pas seulement dans les arts, elle s’observe aussi dans l’économie et les aspirations à la démocratie. »
Koyo Kouoh, de ce point de vue, est loin d’être seule. Comme beaucoup d’autres, elle joint les actes à la parole et se donne les moyens de sa politique : l’indépendance, dans tous les sens du terme. Elle la trouve sur le plan financier avec une activité internationale qui lui permet d’exposer des artistes, qu’elle ne considère pas comme une écurie, et encore moins un catalogue. « Les frontières sont fluides, dans ce que je fais, entre les amitiés et le travail », dit-elle.
Enfin, ce n’est pas à elle qu’il faut demander si l’art contemporain africain frappe si fort parce qu’il est plus axé sur les questions de fond – ce qu’il veut dire - que de forme – comment il le dit, par quels supports. Sa réponse ne fuse pas tout de suite. Elle pèse ses mots : « Cette question me dérange beaucoup. Je réfléchis de mon côté au concept de présence, plutôt que de la logique d’absence qui domine lorsqu’on parle de l’Afrique. On dépense une énergie folle à recenser ce qui manque, sans voir ce qui existe, ce qui est là ! La pratique artistique en Afrique est toujours engagée, car nous vivons dans de tels besoins que toute personne issue de ce contexte, du cordonnier à l’homme d’affaires, veut apporter sa pierre à l’édifice. Nos environnements sont au mieux ravagés et au pire pillés. D’où la réponse des artistes, logique ». Politique, donc.
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