Chapitre II. L’avènement du second royaume de Jérusalem
p. 69-99
Texte intégral
1L’Europe et l’idée de la Croisade. — Faiblesse de l’empire aiyûbide. — La Couronne franque, dot de la reine. — Le problème du souverain légitime du royaume. — L’expédition franque au sud. Bataille d’Arsûf et défaite de Saladin. — Fortification de Jaffa, le chemin de Jérusalem. — Stratégie musulmane de la terre brûlée. — Attaque en Judée et repli vers la plaine. — Pourparlers de paix. — Fortification d’Ascalon. — Conrad de Montferrat roi de Jérusalem, son assassinat. — La Maison de Lusignan à Chypre. — Combats dans le sud. — Seconde offensive franque en Judée. — Repli, reprise des pourparlers de paix. — Tentative avortée de Saladin pour reprendre Jaffa. — Paix de Jaffa et avènement du « deuxième royaume ».
2En juillet 1191, la situation ressemblait à celle de juillet 1099, lorsque les troupes de la première croisade prirent Jérusalem. Cette fois aussi, on venait de s’emparer d’une capitale, quoique certains jugeassent qu’elle n’était qu’une capitale provisoire, jusqu’à la reprise de Jérusalem. Et la capitale précédait la fondation de l’État.
3Les récits des chroniqueurs musulmans et francs, principalement le trouvère normand Ambroise et Behâ al-Dîn, peuvent accréditer l’idée, qui a droit de cité dans l’historiographie moderne, que la reconquête de la Terre Sainte après la chute d’Acre fut une opération militaire de grande envergure. Mais la réalité était différente. La chute d’Acre fut l’apogée de l’œuvre conquérante de la troisième croisade. Le moral des armées musulmanes était tombé au plus bas, et malgré l’arrivée continue de renforts sous les drapeaux de Saladin, leur ardeur combative faiblit beaucoup. Un seul nom pouvait encore la réveiller : Jérusalem. Tant pour Saladin lui-même, dont le coup de maître dans le monde islamique fut la conquête de la capitale franque, site des sanctuaires musulmans, que pour ses troupes, la possession de Jérusalem était non seulement une nécessité politique et militaire, mais une sorte d’impératif religieux et moral apparu au temps de Nûr al-Dîn et qui se développa avec le renouveau du jihâd. Et s’il y avait un domaine dans lequel Saladin l’emportait sur son adversaire Richard Cœur de Lion, c’était celui du maniement de l’opinion, son art de la diriger. Quant à Richard, il savait commander ses soldats au combat, mais non dominer les esprits. Dans les moments décisifs, lorsqu’on envisagea un plan de reconquête de Jérusalem, alors que l’armée chrétienne n’était qu’à une trentaine de kilomètres de la cité, il se rangea à l’avis de conseillers qui doutaient de la possibilité de s’en emparer, et même de l’utilité d’une telle conquête. Il est curieux de constater qu’un homme aussi éloigné de la religion comme de l’idée de Croisade que Frédéric II, comprit mieux l’importance de Jérusalem. En dépit des oppositions conjuguées de l’Islam et du pape, il parvint à rendre pour quelques années au royaume la capitale qui lui avait donné son nom et dont il s’enorgueillissait.
4Les résultats de la troisième croisade étaient bien modestes. Une étroite bande de terre adossée au littoral, vulnérable par sa longueur et son manque de profondeur, privée de sa capitale historique, tels sont les points essentiels du traité de paix de 1192 qui restaurait le royaume. Mais si nous considérons ce traité comme une étape de la reconquête, il n’était pas dépourvu d’intérêt. Richard quittait la Terre Sainte en promettant à Henri de Champagne qu’il reviendrait. Pour lui, les résultats territoriaux obtenus n’étaient qu’un commencement. C’était aussi l’opinion des nobles chypriotes qui, dans leur première génération, se considéraient comme responsables de l’avenir du royaume continental. Telle était aussi l’opinion des prédicateurs de la croisade sous l’autorité du pape, et aussi de l’empereur Henri VI, désireux d’achever ce que n’avait pu faire son père Frédéric Barberousse. Acre et les autres ports chrétiens, de Tyr jusqu’à Ascalon en ruines, pouvaient désormais servir de points de débarquement aux troupes qui arriveraient pour continuer ce qu’avait commencé la troisième croisade.
5Mais le résultat ou, comme on préféra dire en Europe, l’échec de celle-ci, modifia l’attitude de l’Europe à l’égard de l’idée de Croisade. La critique du projet, exprimée déjà lors de la première croisade, et qui s’était donné libre cours avec la seconde, fut portée à son comble. Ce n’étaient plus des critiques de détail sur la conduite de l’expédition ou sur les conflits entre les chefs ; il ne s’agissait pas non plus de la crainte d’avoir méconnu les signes qui accompagnèrent la croisade : à vrai dire, il n’y en eut pratiquement pas. La critique posait cette fois une question de principe : la croisade est-elle voulue par Dieu ? Et cela était susceptible de ruiner l’idée de Croisade, de contester la légitimité des croisades. Ce furent les milieux ecclésiastiques qui exprimèrent les premiers ces doutes : ceux-là mêmes qui avaient formulé la théorie et l’avaient assumée en droit et en fait. Les résultats ne se firent pas attendre. En dehors d’une nouvelle croisade impériale six ans après la chute d’Acre, croisade éminemment laïque dans son objet et qui servait la politique impériale, on ne réussit à en organiser une autre que dix ans après la troisième, alors que seule une expédition immédiate aurait pu en poursuivre l’œuvre. Et si cette croisade tardive, la quatrième croisade, débarqua à Constantinople au lieu d’Acre, ce ne fut pas uniquement à cause des ruses des Vénitiens. Elle manqua dès le départ de cet idéal qui avait animé les autres croisades.
6Si le minuscule royaume franc, dépourvu de moyens et privé de puissance militaire, ne fut pas anéanti, s’il réussit même à agrandir son territoire dans les années qui suivirent la troisième croisade, il ne le dut pas aux vertus de ses chefs ni à celles de ses habitants, mais aux révolutions survenues dans le monde islamique. L’empire de Saladin était celui d’un seul homme. Grâce à son génie diplomatique, à son art de la propagande, du maniement de l’opinion, à l’appel du jihâd, il parvint à intégrer dans un même cadre, de gré ou de force, des éléments disparates ; les velléités d’indépendance n’étaient pas dues seulement aux ambitions de potentats locaux, et Saladin dut bientôt en convenir. Il tenta de consolider ses positions en exterminant les Zengides ; il y parvint, nous l’avons vu, en Égypte, en Syrie et en ‘Iraq, mais des principautés assez importantes conservèrent leurs propres dynasties. Saladin se proposa de renforcer sa position en octroyant systématiquement des territoires à des membres de sa famille. Ses parents régnèrent dans les diverses capitales. Mais Saladin fut contraint à plusieurs reprises de modifier le régime et de déplacer ses fils, ses frères et leurs descendants ; l’ambition de ces princes peut avoir joué, mais elle n’aurait pas suffi si elle n’avait trouvé appui sur une volonté d’indépendance des armées locales, et peut-être aussi de la population indigène. Cette aspiration était naturelle dans un cadre social et une tradition politique où le seul pouvoir reconnu de tous était celui du califat, dont le prestige était plus remarquable que l’efficacité réelle. Aucun appareil politique, aucune tradition constitutionnelle, nationale ou dynastique ne garantissait l’unité. Celle-ci fut l’œuvre d’un homme, et elle se disloqua à sa mort. Durant quelques années seulement, au temps de Saladin et plus tard sous le règne de son neveu al-Malik al-Kâmil, lorsque l’Égypte parut en péril, le monde musulman s’unifia contre les Francs.
7A la mort de Saladin, comme par un coup de baguette magique, l’empire aiyûbide se désagrégea. Les chroniques furent de nouveau pleines des noms des capitales anciennes de l’Islam et de leurs nouveaux princes. Si ces derniers étaient bien tous de la dynastie aiyûbide, rien ne les unissait, ils constituaient une mosaïque tout aussi bigarrée qu’à l’époque de la première croisade. Leurs alliances, leurs guerres, leurs intrigues compliquées reprirent, comme si ces États n’avaient pas appartenu quelques années plus tôt à l’empire de Saladin, comme si le royaume franc n’existait pas à leur frontière. Le frère de Saladin, al-Malik al-’Adil, réussit à évincer quelques-uns des descendants de son défunt frère, mais à sa mort, le château de cartes aiyûbide s’écroula à nouveau. Il resta dans cet état de désagrégation plus de cinquante ans avant d’être restauré par le génie organisateur des mamelûks. Ceux-ci s’emparèrent de tout le Moyen-Orient et anéantirent aussi bien les Aiyûbides que les croisés et les Mongols.
8A la faveur de la désagrégation de l’État aiyûbide et des intrigues sans fin des nouveaux potentats, le minuscule royaume franc parvint à échapper, les premières années, à des attaques musulmanes d’envergure. On peut se demander si les croisés de Terre Sainte auraient été en mesure de résister à une force musulmane organisée comme celle de Saladin. En effet le nouvel État connut en ces années, non seulement les difficultés de la réinstallation, mais aussi des bouleversements constitutionnels. L’intervention des rois européens, l’affirmation de leurs droits à la couronne par les candidats et les héritières du trône, rendaient plus difficile la restauration. On connaît l’étrange personnage de la reine Isabelle, femme d’Onfroi de Toron, qui épousa ensuite Conrad de Montferrat, puis, devenue veuve, Henri de Champagne, enfin, après la mort de ce dernier (elle avait alors 25 ans), Aimery de Lusignan de Chypre. Elle n’avait ni la force de Mélisende ni la ruse de Marie Comnène, mais en passant de mari en mari, elle emportait avec elle sa dot : le royaume. Dans ces conditions, les partis existant avant Hattîn purent renaître naturellement et influencer la conduite de l’État. Il est vrai qu’ils furent désormais dépourvus de perspectives institutionnelles, et qu’il est difficile de les appeler « parti de la cour » et « parti des barons », comme dans les années quatre-vingt du xiie siècle. La nature des partis s’était quelque peu modifiée. Reconstitués grâce aux nobles groupés autour des princes européens venus avec la troisième croisade, ils s’arrogèrent par la force des choses le droit de régler les affaires de la royauté. La situation devint paradoxale lorsque les rois européens, Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste, convinrent de se partager équitablement leurs conquêtes d’outre-mer. Il n’était pas seulement question de butin et de captifs musulmans, dont la rançon couvrirait en partie les énormes frais de la croisade ; il s’agissait en fait de conquêtes territoriales, sur le territoire du royaume latin qu’ils venaient délivrer du joug musulman.
Planche IV

L’art du siège au Moyen Age : fortifications et machines de siège (d’après Viollet-le-Duc).
Planche V

L’art du siège au Moyen Age : le siège de Damiette (Manuscrit de Matthieu Paris, xiiie siècle)
9L’opposition entre Plantagenêts et Capétiens était toujours vive. Divers candidats au trône, proposés par les deux rois, groupèrent autour d’eux les croisés venus d’Europe et les barons de Terre Sainte. La politique de la Terre Sainte fut dès cette époque à la remorque des intérêts européens, phénomène qui ne fit que s’amplifier dans le courant du xiiie siècle, sous forme de conflits dynastiques, de guerres de communes italiennes, de rivalités d’ordres militaires. Mais en fin de compte, les rois de Jérusalem, nommés à la suite de la troisième croisade, réussirent à s’appuyer sur les barons francs du pays. Ce résultat était de bon augure et aurait peut-être pu résoudre bien des difficultés, s’il n’y avait pas eu la croisade (la « cinquième ») de Damiette. En cette occasion, en effet, le légat du pape s’attribua des pouvoirs semblables à ceux des rois de l’Europe lors de la troisième croisade, affaiblissant ainsi la position du roi de Jérusalem. Ce fut, pour les barons du pays, le moment ou jamais de créer un corps organisé avec un programme politique propre, et de s’opposer à Frédéric II — à qui la main d’une princesse avait donné le royaume.
10Tandis que le royaume travaillait à se doter d’une nouvelle base territoriale et d’une stabilité institutionnelle, apparurent de nouvelles chances de consolider ses positions dans le Moyen-Orient. Toute la politique franque reposait sur l’espoir d’une nouvelle croisade ; mais cet espoir s’estompait un peu plus d’année en année. D’où la prudence dans les relations avec les voisins musulmans, dont l’inaction autorisait le maintien du statu quo. Les idées chevaleresques et naïves de Richard Cœur de Lion, visant à assurer l’existence du royaume par des mariages de Francs avec la famille de Saladin, ou par la création de liens vassaliques entre Saladin et des seigneurs latins, ne pouvaient à la vérité aboutir à des résultats tangibles. Elles n’attestent que le manque de discernement du chevalier Plantagenêt. Mais des plans nouveaux, visant à intégrer le royaume dans l’ensemble plus vaste des puissances voisines, se dessinèrent à la fin du xiie siècle et dans les premières années du xiiie siècle. Au nord, on tenta d’unifier la principauté d’Antioche et le comté de Tripoli, et d’arriver à la création d’un bloc politique sur la base d’une fédération avec l’Arménie chrétienne. L’Arménie en effet avait adopté la civilisation française des croisés, et avait même engagé des pourparlers pour rattacher l’Église arménienne à Rome. Un autre projet, qui pouvait jouer un rôle important sur les plans militaire et politique, prévoyait l’union du royaume de Jérusalem et de Chypre. Du fait de sa situation géographique et de sa richesse, Chypre était en mesure d’aider à la consolidation des frontières fragiles du royaume. Dans tous ces projets d’intégration du royaume dans un cadre plus large, on retrouve l’idée impériale d’Henri VI, continuateur de Frédéric Barberousse : c’est la préfiguration de la politique de Charles d’Anjou et des Génois de la deuxième moitié du xiiie siècle, qui visait à élargir le concept d’Empire en attribuant des couronnes à l’Arménie et à Chypre en tant qu’États vassaux de l’empire romain. L’idée fut mise en sommeil à la mort d’Henri VI et réapparut à l’avènement de Frédéric II sur le trône impérial.
11Acre conquise, il fallut organiser la cité et le royaume. Au début de la croisade, nul n’avait pensé à l’organisation politique qui devait couronner la victoire espérée. Dans la dernière période du siège, le commandement suprême des armées appartînt aux rois d’Angleterre et de France, les nobles et les chevaliers acceptant leur autorité. La situation institutionnelle du royaume était assez compliquée : la reine Sibylle était morte en 1190, et son mari Guy de Lusignan, qui gouvernait en tant que prince consort, perdait son droit au pouvoir. L’héritière du trône fut la sœur cadette de Sibylle, Isabelle ; or elle était mariée à un jeune noble palestinien, dépourvu de caractère, mais cultivé et joli garçon, Onfroi de Toron : on l’obligea à divorcer, en dépit d’objections ecclésiastiques, et à se remarier avec Conrad de Montferrat1, lequel réclama alors la couronne royale due à sa nouvelle épouse. Il avait auparavant réclamé le titre, pour avoir sauvé Tyr, et indirectement les vestiges du royaume franc. L’appui apporté à Conrad de Montferrat par Philippe Auguste, celui apporté à Guy de Lusignan par Richard, scindèrent l’armée et redonnèrent vie aux partis qui s’appuyèrent désormais sur des forces extérieures au royaume. L’octroi de privilèges aux Pisans par Richard, et aux Génois par Montferrat2 renforça chacun des partis, les ordres militaires étant restés neutres tant que durèrent les opérations de siège et de conquête. Mais le siège n’avait pas pris fin qu’éclataient des querelles graves entre les tenants de Conrad et ceux de Lusignan. Conrad fut publiquement taxé de trahison et cité en jugement, mais il se déroba et se retira à Tyr d’où il revint sur les instances pressantes et répétées du roi de France. Mais Richard sentit que Guy de Lusignan n’avait pas le soutien des barons locaux : on décida donc d’un arrangement provisoire, aux termes duquel les revenus du royaume, seul vestige de la souveraineté royale, étaient confiés à la tutelle des Ordres3. Lors de la chute d’Acre, une commission avait été nommée afin de régler les questions, de gouvernement et le partage du butin. Elle eut à traiter d’affaires insolubles. Non seulement les rois de France et d’Angleterre, mais encore ceux qui avaient pris part à la reconquête réclamèrent leur part, en particulier les Italiens qui s’estimaient lésés au profit des Anglais et des Français. La situation empira au point de provoquer des heurts sérieux avec les Francs qui avaient habité Acre auparavant, et se voyaient dépouillés de leurs biens par les croisés. Mais peu à peu la situation se rétablit ; les communes, les églises et les Ordres retrouvèrent leurs biens dans la cité et dans ses environs. Les anciens habitants qui produisirent leurs titres de propriété obtinrent aussi de recouvrer leurs biens, grâce à l’intervention du roi de France, qui s’attira ainsi la sympathie des masses. Les mosquées furent de nouveau converties en églises, et la Grande Mosquée redevint la cathédrale Sainte-Croix. La densité de la population était très forte et les habitants furent obligés d’héberger les croisés venus d’Europe tant que durèrent les opérations de guerre. Il semble que durant cette période une partie du territoire urbain fut interdite aux non-Francs ; cette interdiction resta en vigueur jusqu’au milieu du xiiie siècle. Les Syriens chrétiens et les juifs, venus s’installer à Acre, ou qui y étaient restés après la conquête, se virent empêchés de résider à proximité de la fonde (marché royal) de la ville basse4. Ils se groupèrent dans la partie non fortifiée qui se développa très vite, au Mont-Musard, au nord de la cité, où s’étaient déroulés les combats les plus durs au cours des précédentes années.
12Le problème du gouvernement du royaume, qui se posait maintenant avec acuité, fut résolu au bout de deux semaines de pénibles négociations. Le 28 juillet 1191 il fut décidé avec l’accord des rois, siégeant en tribunal, et des nobles, que Guy de Lusignan conserverait la couronne de Jérusalem sa vie durant, mais n’aurait pas le droit de la transmettre. A sa mort elle passerait à Conrad, époux d’Isabelle, et à ses héritiers après lui. Mais les droits du roi étaient restreints, puisqu’on promettait à Conrad la possession de Tyr, de Beyrouth et de Sidon, ces deux dernières villes lorsqu’elles seraient reprises. En contrepartie le frère de Guy de Lusignan, Geoffroi, reçut le comté de Jaffa-Ascalon (à conquérir). Une autre décision illustre la faiblesse du nouveau régime : si Guy de Lusignan et Conrad mouraient alors que Richard était encore en Terre Sainte, il appartiendrait au roi d’Angleterre de désigner le roi de Jérusalem. Les premiers intéressés, les croisés de Terre Sainte, avaient donc perdu toute possibilité de décider de leur propre destin. Il apparaissait déjà que des étrangers seraient les maîtres du royaume.
13Les négociations sur l’avenir de la couronne de Jérusalem se déroulèrent dans une situation tendue et dans la hâte, puisque Philippe Auguste avait annoncé qu’il allait quitter le pays. La demande de Richard, que Philippe s’engageât à servir en Terre Sainte, resta sans écho. Philippe devint le mal-aimé du camp, des railleries fusaient chaque fois qu’il s’y montrait. Mais Philippe estimait avoir tenu son serment de croisé et se reposait sur ses historiographes et sur ses troupes pour s’assurer la gloire d’un croisé victorieux. Il était tout à son grand rêve : la France. La mort du comte de Flandre au siège d’Acre, l’absence de Richard, loin de son pays, les intrigues de Jean sans Terre en Angleterre, créaient une situation favorable pour consolider les positions capétiennes. Philippe jura de n’entreprendre aucune guerre en l’absence de Richard, serment qu’il ne tint pas, et le 31 juillet il quitta Acre, en route pour Tyr, Otrante, Rome et la France. Il laissa ses troupes sous le commandement du duc de Bourgogne Hugues, ne se souciant pas trop d’assurer leur subsistance.
14Richard demeura le seul chef en Terre Sainte, et il inaugura son règne par une atrocité inouïe, bien rare même à l’époque. Il détenait deux mille sept cents prisonniers musulmans, qu’il gardait en otages jusqu’à la restitution de la Vraie Croix, la libération des captifs chrétiens et le versement de la rançon. Une partie seulement des captifs chrétiens, ainsi que de la rançon, était arrivée et Saladin réclamait la libération des prisonniers musulmans. Il se heurta à un refus complet. Saladin annonça alors la suspension des versements. Richard fit conduire les prisonniers en dehors d’Acre, et là, près des puits de Tell al-’Ayâdiya, le 20 août 1191, il les fit égorger. Richard voulut-il épouvanter les musulmans, voulut-il se débarrasser des prisonniers, qui lui étaient à charge, on ne sait. Les chroniqueurs chrétiens, à l’exception d’un seul, justifient cet acte et y voient une vengeance agréable à Dieu pour les morts des troupes franques.
15Cet acte de barbarie inaugura les opérations après le siège d’Acre. Deux jours plus tard (22 août), les troupes franques partirent vers le sud pour une campagne qui devait durer une année entière (août 1191-novembre 1192) avec une interruption de trois mois dans l’hiver 1191-1192. C’était une reconquista de ce qui avait été perdu à la bataille de Hattîn5. L’objectif déclaré de la campagne était Jérusalem, mais tandis que la première croisade parcourut ce chemin en quelques jours, celle de Richard n’arriva jamais au but.
16Puisqu’on avait décidé de s’emparer de Jérusalem, on voulut d’abord prendre Jaffa, base de ravitaillement pour des opérations de siège, et port proche de la capitale. Il semble bien — c’est le sentiment des annalistes, musulmans comme chrétiens — que si Richard avait marché directement d’Acre à Jérusalem, la capitale serait tombée sans combat ou après une courte résistance. Tout ce que nous savons de l’état d’esprit défaitiste de l’armée musulmane, et surtout le refus délibéré des émirs, après l’amère expérience d’Acre, de s’enfermer dans une place-forte et d’y subir un siège, justifie cette manière de voir.
17Les troupes, chevaliers et fantassins, artisans, tailleurs de pierres et charpentiers, et les bagages légers, prirent la route du littoral ; la flotte reçut l’ordre de longer la côte avec les engins de siège et les bagages lourds, et de débarquer à Jaffa. La lenteur des mouvements francs semblait contraire à l’intention déclarée d’arriver au but à tout prix. La marche de Haïfa à Césarée dura dix jours ! On perdit beaucoup de temps dans des haltes prolongées, qui permettent de supposer, bien que les sources ne soient pas suffisamment explicites, qu’il y avait une certaine lassitude dans l’armée et que le commandement rencontrait des difficultés. Mais cette lenteur était compensée par l’inaction de Saladin. Il semblait que Saladin, qui avait ruiné Haïfa lors des sièges d’Acre et la tour de Shefâr’ am aussitôt après, inaugurant ainsi une série d’opérations systématiques de destruction, allait couper la route des croisés vers le sud le long du rivage. Mais le premier mouvement des musulmans fut d’aller de la baie de Haïfa à Caymont (Qaîmûn). Mises à part quelques escarmouches peu sérieuses, qui gênèrent les Francs sans pour autant entraver leur progression, l’armée musulmane ne fit rien avant d’entrer de nouveau en contact avec l’armée franque aux environs d’Arsûf. Behâ al-Dîn, qui raconte les faits en témoin oculaire, ne se lasse pas de répéter que Saladin chercha tout au long du chemin un endroit approprié pour engager le combat avec les Francs. Il est vrai que le mode de combat musulman exigeait un territoire dégagé et vaste. Dans un défilé étroit, comme dans la section de la route resserrée entre la mer et le Carmel, ou au voisinage d’Athlîlh, les troupes musulmanes, entassées, auraient constitué une cible magnifique pour les chevaliers francs. Les musulmans avaient besoin d’un champ de manœuvre plus large que les Francs pour tirer parti de la mobilité de leurs archers montés. Mais Saladin ne paraissait pas avoir une grande confiance dans ses forces : il lui fallait faire sortir son armée de la Vallée des Larmes d’Acre et la remettre en route jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son assurance.
18Les Francs traversèrent le Na’mân (Flum d’Acre) et, après une timide attaque musulmane non loin du Kîshôn (Flum de Cayfas), contre l’arrière-garde franque, ils franchirent le Kîshôn et prirent position dans « la Palmeraie »6 : l’armée y fit une halte de deux jours pour permettre à ceux qui étaient restés à Acre de la rejoindre, et le 27 août elle reprit la direction du sud. La route de la plaine côtière était recouverte d’une végétation dense et de ronces qui retardèrent la marche, mais la région abondait aussi en gibier ce qui améliora le ravitaillement de l’armée. Après une demi-journée environ de marche, elle arriva à « Capharnaüm », où il y avait une tour franque ruinée7. Après s’être reposée un peu, elle poursuivit sa route vers le sud jusqu’à la petite tour des Templiers à Dustrey (Casai des Destreiz), face à laquelle fut par la suite construite la magnifique ‘Athlîth. L’armée s’arrêta pour camper deux jours (28-29 août). A ce moment Richard partit pour le sud vers Tantûra8 et pénétra dans la presqu’île sur laquelle fut édifié ‘Athlîth, afin d’accueillir la flotte qui voguait lentement depuis Acre. Après cette longue halte, l’armée franque s’avança le 30 août jusqu’au fleuve aux Crocodiles (Li flum Cocatriz, Nahr el-Zerqa) au nord de Césarée. On raconte que deux chevaliers y furent mordus par des crocodiles. A la grande joie des croisés, Césarée se trouva être déserte : ses habitants musulmans l’avaient quittée à leur approche, ce qui permit le débarquement de la flotte, et une réorganisation de la marche vers le sud.
Carte II : Les campagnes de la troisième Croisade.

Les nom entre parenthèses sont ceux des sources franques contemporsines.
19Tandis que l’armée des croisés avançait avec une lenteur extrême que même la chaleur de l’été ne justifiait pas, l’armée musulmane montrait une impuissance totale. En dehors d’une seule troupe qui tenta de progresser parallèlement à l’aile gauche des Francs, l’armée principale s’abstint de tout heurt avec les Francs. Saladin s’avança au sud de Caymont vers al-Sa-bâghîn, et de là vers ‘Uyûn al-Assâwir, al-Malâhah’ et, tandis que les équipages étaient envoyés à Mejdel-Yâbâ près de Râs al-’Ain, l’armée alla s’installer à Tell-al-Zalzalah9, d’où elle passa aux sources du fleuve des Crocodiles10. Les croisés étaient encore campés près du fort de Dustrey quand les musulmans prirent position sur les collines basses à l’est de Césarée.
20L’installation des Francs à Césarée ne poussa pas les musulmans à entrer en action, en dehors de quelques opérations de reconnaissance et de harcèlement. Le 1er septembre, les croisés quittèrent Césarée pour le sud. La chaleur ardente suffit à faire de nombreuses victimes parmi eux, et la nécessité de marcher en ordre, avec une armure ou tout au moins une cotte de mailles ou des manteaux rembourrés, ralentissait les mouvements. Pour combattre plus aisément et pour protéger les chevaux, les chevaliers avançaient au milieu des troupes, tandis que la bannière se déployait sur une charrette et que des archers à pied les couvraient de toute part. L’ordre de marche était ainsi fixé : l’infanterie de l’aile droite (près de la mer) et celle de l’aile gauche, cette dernière exposée aux archers musulmans, permutaient afin de permettre aux troupes fatiguées de se reposer. Les bagages étaient gardés par l’aile droite près de la côte. Le mouvement de la piétaille, qui déterminait le rythme de toute l’armée était très lent car, du fait de la pénurie de bêtes de somme, les bagages étaient portés à dos d’homme. Après une étape de cinq kilomètres seulement, les troupes s’arrêtèrent pour deux jours près du Nahr-Hedera (Flum mort) où elles apaisèrent leur soif. Le 3 septembre l’armée partit du Nahr-Hedera, mais la route directe vers le sud était si malaisée à parcourir que les Francs délaissèrent le littoral et obliquèrent vers l’est du côté des collines basses, pour atteindre le Nahr- Iskanderûna (Flum salé), bien qu’ils subissent des pertes et que Richard fût lui-même blessé d’une flèche11. L’armée s’arrêta deux jours sur les rives du Nahr Iskanderûna et, le 6 septembre, elle partit au sud vers une région fameuse par ses forêts, située au nord d’Arsûf. L’appréhension des Francs, qui était de voir les musulmans incendier la forêt12, laquelle pouvait, après une longue période de sécheresse se transformer en une mer de feu, n’était pas fondée. Après avoir quitté la forêt, les Francs entrèrent dans la vaste plaine près du Nahr Falîq (Flum de Rochetaillée). Après une halte d’une journée à cet endroit, l’armée partit le samedi matin 7 septembre et s’approcha d’Arsûf. Et ce fut la grande victoire des croisés, le jour de gloire des soldats européens contre Saladin.
21Cinq divisions (douze brigades) avancèrent vers le sud, avec une avant-garde de Templiers et une arrière-garde d’Hospitaliers, les troupes les plus disciplinées et les meilleures de l’armée. Derrière l’avant-garde, venaient les troupes bretonnes et angevines de Richard, puis les Poitevins et les Francs de Terre Sainte commandés par Guy de Lusignan, poitevin lui aussi, puis des Normands et des Anglais arborant la bannière de Richard. Enfin venaient à l’arrière-garde les Hospitaliers, renforcés par le comte de Leicester, et des troupes françaises. Il apparut dès le début que les musulmans se préparaient à lancer ici une vaste offensive. Les archers turcs légers, des soudanais, ou en tout cas des noirs, et des bédouins à pied firent pleuvoir sans trêve une grêle de flèches sur l’armée et surtout sur l’arrière-garde ; le mouvement était nécessairement lent et les troupes franques resserrèrent leurs rangs. Mais l’arrière-garde, sur laquelle s’abattait une nuée de flèches, au point que les archers avançaient versa retrorsum facie et qu’une grande partie des chevaux étaient tués, réclama une action immédiate afin de mettre les musulmans hors d’état de les cribler de flèches. Richard essaya d’empêcher une telle opération qui risquait de disloquer l’armée et de découvrir ses troupes devant une attaque générale des musulmans. Son plan était de lancer d’un seul coup un assaut généralisé de la cavalerie, et il attendait le moment où les troupes musulmanes seraient massées en face de lui pour qu’un seul assaut les détruisît tout entières, sans possibilité de repli ou de fuite. Les trompettes-majors affectés aux divisions devaient donner le signal. Mais ce plan échoua : quelques chevaliers de l’arrière-garde chargèrent les cavaliers turcs qui s’étaient rapprochés d’eux dans le fracas des tambours et des cymbales, enveloppés de nuages de poussière. Leurs compagnons d’armes ne purent se contenir, les rangs des fantassins s’ouvrirent, livrant passage à l’escadron des chevaliers francs qui déferlèrent sur toute la longueur du front. Richard, voyant son plan primitif compromis, troqua son rôle de chef pour celui de paladin et s’élança avec ses chevaliers dans l’armée musulmane, balayant tout sur son passage. La route de Richard était jonchée de cadavres et de blessés. Un témoin musulman ne vit plus devant lui qu’un mur de fer franc, enfonçant et détruisant tout. Par trois fois les Francs attaquèrent les troupes musulmanes, s’arrêtant après chaque assaut pour reprendre des forces. A la fin de la troisième charge l’armée musulmane disparut à l’horizon, et même la troupe d’élite du sultan abandonna le champ de bataille. La route était libre vers le sud. En ce jour de la forêt d’Arsûf, les musulmans essuyèrent une de leurs défaites les plus graves. Mais s’il y avait eu défaite, il n’y avait pas eu destruction de la puissance musulmane : les collines, à l’est de l’axe de progression des Francs, étaient nettoyées, mais au loin, Saladin réussit à regrouper les fuyards. Ses troupes n’étaient cependant plus en état de se mesurer en bataille rangée avec les Francs et elles cessèrent même de les harceler.
22L’armée franque arrivait à présent à Jaffa. C’était le moment ou jamais de monter immédiatement à l’assaut de Jérusalem. Il est vrai que l’armée musulmane avait transporté ses bagages à Râs al-’Aïn, aux sources du Yarqôn (Nahr al-’Aujâ) et dans la citadelle de Mejdel-Yâbâ toute proche. Les troupes pour leur part étaient parties à Ramla, mais il était plus que douteux qu’elles fussent disposées à se battre. Un témoin musulman qui décrit la conférence d’état-major entre Saladin et les émirs, remarque que la crainte des croisés s’était abattue sur les musulmans à un point tel qu’ils n’osaient plus les attaquer, ni même les arrêter en s’enfermant dans un château sur leur chemin. La situation commandait donc un assaut direct contre Jérusalem. Le moral des Francs était au plus haut, les troupes fêtaient leur brillante victoire d’Arsûf, il aurait été possible de tirer parti de cet élan sur le champ. Mais Richard ne sut en profiter. Des chroniqueurs chrétiens incriminent les troupes françaises commandées par le duc de Bourgogne, mais elles ne constituaient pas toute l’armée, et la responsabilité incombait à Richard lui-même.
23Au lieu d’un assaut direct contre Jérusalem, on résolut de fortifier à nouveau Jaffa et d’y créer une base ainsi qu’un port de ravitaillement pour Jérusalem. L’armée franque demeura deux mois à Jaffa (septembre-octobre 1191), tandis qu’on fortifiait la colline qui dominait la côte. Le temps ainsi passé permit aux musulmans de se reprendre, et émoussa l’ardeur des Francs. Ceux-ci continuèrent d’ériger, pas à pas, de petites forteresses sur la route de Jaffa à Lydda et de Lydda vers l’est : mais ils n’arrivèrent jamais à Jérusalem. Car ce répit suffit à Saladin pour réparer les fortifications de Jérusalem et entreprendre une œuvre de destruction systématique, dont les résultats furent décisifs pour toute l’histoire du « second royaume. »
24Le trouvère normand Ambroise, qui fut témoin oculaire de la campagne franque, relate une rencontre imaginaire entre Saladin et son frère al-Malik al-’Adil (Saif al-Dîn, Sefadin pour les croisés), après la bataille d’Arsûf. Saladin ordonne à son frère de détruire Ascalon, Gaza, Darôn, Qaratiya (Galatie), Tell al-Sâfi, Jaffa, Yâzûr, Beit Dejân, Ramla, Sûba (Bel Mont), Latrûn, Yâlou (Chastel Ernald), Qastel (Belvoir), Majdal Yâbâ (Mirabel), de tout détruire, hors le Kérak et Jérusalem ! Telle fut désormais la politique de Saladin, tactique de la terre brûlée sur la route des Francs. Peut-être n’avait-il que l’intention de gêner leur progression, de leur interdire les étapes faciles et les bases de ravitaillement : mais les résultats allèrent bien plus loin. Vers la fin de cette période de destruction systématique, il devint clair que les Francs n’avaient plus aucun espoir de reprendre pied et de s’établir à l’intérieur du pays, parce que les effectifs dont ils disposaient ne suffiraient pas pour relever ce qui avait été détruit. L’armée musulmane pratiqua jusqu’au cœur du xiiie siècle une tactique de repli continu devant les forces franques, se gardant bien d’engager une bataille rangée. Toute opération devenait une sorte d’expédition punitive, détruisant villages et récoltes, tuant les fellahin et leurs familles. Les descendants des Aiyûbides, spécialement al-Malik al-Mû’azzam, comprirent l’importance de ces nouvelles conditions, et poursuivirent cette destruction dont Nahmanide décrivit les résultats dans une lettre à son fils après l’invasion mongole (mais ce ne sont pas les Mongols qui ruinèrent le pays) : « Que vous dirai-je du pays si ce n’est que grand est l’abandon et profonde la désolation, en un mot tout lieu plus saint qu’un autre est plus ruiné qu’un autre »13. Les croisés de la deuxième décennie du xiiie siècle, après avoir perdu leur temps en campagnes inutiles en Terre Sainte, s’attelèrent à la fortification des ports ou préparèrent l’assaut de l’Égypte. Il était impossible de remporter une victoire sur une terre dévastée, dépourvue de fortifications et de points d’appui. D’un autre côté, le fait que les musulmans évitaient toute bataille rangée contre les Francs laissa subsister le royaume pendant plus d’un siècle.
25Richard lui-même croyait encore en la possibilité de s’emparer de Jérusalem après avoir fortifié Jaffa et construit des châteaux sur la route de Jérusalem. Le 1er octobre 1191, il écrivit de Jaffa en Angleterre : « Sachez qu’avec l’aide de Dieu, vingt jours après Noël (c’est-à-dire à la mi-janvier 1192), nous espérons prendre Jérusalem et le Sépulcre du Seigneur, ensuite nous regagnerons notre pays »14.
26L’armée franque commença donc à fortifier Jaffa. Subsistaient les fondations et une partie appréciable des murs et voûtes de l’ancienne cité franque. L’armée fortifia aussi la citadelle, qui occupait toute la colline sur la mer, ainsi que le quartier qui est à ses pieds. On installa une garnison dans la citadelle, et une nouvelle population prit place dans l’enceinte urbaine15. L’ardeur des croisés à relever Jaffa de ses ruines engagea Saladin à s'intéresser à la défense d’Ascalon. Mais au cours d’un conseil que le sultan tint avec les émirs le jour de l’entrée des Francs à Jaffa (vers le 29 septembre), il apparut que nul n’était prêt à se risquer à défendre Ascalon, et à ce sujet les émirs se montrèrent même insolents envers le sultan. Le sultan n’eut pas d’autre choix que de détruire Ascalon, s’il ne voulait pas la voir conquise par les Francs. Il est vrai que leur objectif était Jérusalem, mais Richard avait déjà envisagé une conquête de l’Égypte, et il y repensa aussi par la suite. Et dans toute opération contre l’Égypte, Ascalon tenait une place fort importante. Le 10 septembre Saladin partit de Ramla pour Yebnâ et de là pour Ascalon. Le 12 septembre, la destruction de la ville fut commencée, et son gouverneur, ‘Alam al-Dîn Qaîsâr, fut chargé de rassembler les forces nécessaires. La population d’Ascalon reçut l’ordre de vider les lieux et de se chercher un autre asile. Avec des gémissements les habitants commencèrent à partir avec leurs meubles soit en Égypte, soit vers les villes de l’intérieur, soit en Syrie. Parmi les partants se trouvait aussi probablement la communauté juive, qui s’en fut vers l’intérieur des terres et s’établit à Jérusalem. Depuis la conquête musulmane l’interdiction d’y résider faite aux juifs par les croisés avait été rapportée. Dix-sept ans plus tard Juda al-Harîzî retrouva à Jérusalem les membres de la communauté juive d’Ascalon, laquelle avait conservé son organisation intérieure16.
27Avant la fin de la destruction d’Ascalon, dont les murs, et surtout la ‘ Tour des Hospitaliers ‘ résistaient au marteau des démolisseurs17, Saladin revint à Yebnâ où il rencontra al-’Adil, puis tous deux partirent pour Ramla. Cette ville, comme sa voisine Lydda, se trouvait sur la grand’route de Jaffa à Jérusalem. Le sultan donna ordre de démanteler Ramla, d’évacuer la population et de détruire l’église franco-byzantine Saint-Georges de Lydda (24 septembre 1191). De la fin de septembre à la mi-octobre, le sultan se déplaça entre Ramla, Beit Nûbâ et Jérusalem, préparant la défense de la capitale. De Jaffa à Jérusalem, on pouvait prendre la route de Lydda à Beit Nûbâ, Qûbébâ et Nebî Samwîl, ou celle de Ramla, Lâtrûn, Abû Ghosh et Qalôniya ; aussi verrons-nous les troupes musulmanes détruire Lâtrûn, ancienne forteresse des Templiers.
28L’armée franque de Jaffa commença dans l’intervalle à se débander. Beaucoup de soldats regagnèrent Acre ; les autres passèrent leur temps en jeux et en plaisirs, lorsque des courtisanes d’Acre y furent amenées. Les abords de Jaffa, riches en vergers, fournissaient des grenades, des amandes, des figues et des raisins. A la fin d’octobre, Richard fut contraint d’aller à Acre pour récupérer ses déserteurs, les instances de Guy de Lusignan ayant été vaines ; l’armée prit enfin la direction de Ramla où se trouvaient des postes musulmans. Non loin de Jaffa, Richard fortifia deux petites forteresses, Yâzùr (Casel des Plains où l’on trouve des vestiges d’un fortin franc) et Beit-Dejân, Castellum Medianum ( ?)18. La première fut érigée par les Templiers, la seconde par Richard en personne. Ces petites fortifications retardèrent l’armée deux semaines entières, avant qu’elle ne partît, au début de novembre, pour Ramla. Saladin n’osa pas se mettre en position de barrer la route aux croisés. Il donna, on l’a vu, l’ordre de détruire la place et se replia vers la forteresse du Temple à Lâtrûn (Toron des Chevaliers, Toronum militum). Mais les Francs ne poursuivirent pas leur chemin. Leur lente progression les mena jusqu’à Ramla et à Lydda au commencement de la saison des pluies : l’armée franque y resta six semaines pleines (15 novembre-8 décembre 1191). Au début de décembre une nouvelle campagne fut enfin décidée, qui devait mener les troupes au pied des monts de Judée. Richard prit la direction de Lâtrûn, détruite sur l’ordre de Saladin, et la troupe franque occupa Beit Nûbâ — deux positions clés au passage de la plaine aux monts de Judée sur la route de Jérusalem. Mais les pluies de novembre furent torrentielles à Lâtrûn et Beit-Nûbâ. Les intempéries et une stratégie dilatoire s’accordèrent pour paralyser l’armée l’hiver durant et interdire toute progression vers Jérusalem. L’espoir déçu d’une attaque rapide contre Jérusalem était difficile à supporter, cet espoir qui faisait porter les blessés en civière de Jaffa vers les monts de Judée.
29Le frère de Saladin, al-Malik al-’Adil, se trouvait alors à Jérusalem ; il ordonna que l’on réparât fiévreusement murailles et fortifications, il élargit même l’enceinte et y comprit le mont Sion et ses églises19, terrain propice pour lancer un assaut contre la ville, la colline faisant face à la muraille. A Noël, que Richard fêta à Lâtrûn, se tinrent dans le camp des Francs des réunions décisives. Une seule source, Ambroise, témoin digne de foi, nous a gardé l’écho des discussions. « Et tous dirent20 : Dieu, nous voici enfin sur le bon chemin ! Mais ceux qui voulaient retarder la marche n’y faisaient guère attention ; c’étaient les sages Templiers, les preux Hospitaliers, et les Poulains. » Ils exprimèrent d’abord leur crainte d’un siège qui permettrait peut-être aux musulmans de couper les communications entre la montagne et la mer, empêchant ainsi le ravitaillement de l’armée. Ils avaient aussi des préoccupations plus sérieuses : « Et même si la ville était prise, ce serait encore une entreprise fort périlleuse si elle n’était pas aussitôt peuplée de gens qui y demeurassent21. » En effet la plupart des croisés, après avoir accompli leur pèlerinage, c’est-à-dire être entrés à Jérusalem, retourneraient dans leur pays chacun chez soi, et une fois l’armée dispersée, le royaume serait perdu. Le traducteur latin de « L’Estoire de Guerre Sainte » d’Ambroise explique qu’on voulait différer la prise de Jérusalem pour que l’armée ne se dispersât pas : car tant que les croisés n’auraient pas tenu leur serment de pèlerinage, ils resteraient en Terre Sainte, et on pourrait les utiliser, pour d’autres objectifs22. Les sources franques écrites en Terre Sainte s’efforcent d’imputer la faute au duc de Bourgogne, chef des troupes françaises, qui aurait voulu ainsi enlever à Richard la gloire d’une victoire ; mais cette version, qui excuse les barons de Syrie et les ordres militaires, n’est pas plausible23.
30Au début du mois de janvier, ordre fut donné de battre en retraite des montagnes vers la plaine. Ramla et Yâzûr se remplirent de croisés, dont certains commencèrent à se retirer à Jaffa ou à Acre. La démoralisation de cette armée qui n’avait pas essuyé de défaite, et qui pourtant s’arrêtait avant le terme de son long voyage, fit naître des murmures contre Richard. A cela s’ajoutèrent des bruits de pourparlers entre les chefs francs et Saladin. « On vit aller et venir des émissaires, porteurs de cadeaux pour le roi, ce qui donna lieu à de grands blâmes contre lui et de mauvaises paroles24 », raconte le normand Ambroise. Effectivement, plusieurs mois auparavant déjà, lors de la marche d’Acre vers le sud, des sondages avaient eu lieu entre les deux camps. Il semble bien que Richard crut naïvement que Saladin lui restituerait le royaume de Jérusalem dans ses limites d’avant la bataille de Hattîn. D’après certaines sources, il s’agissait de tout ce qu’avait possédé Baudoin IV, c’est-à-dire non seulement les territoires à l’ouest du Jourdain et le comté de Transjordanie, mais aussi les territoires du Gaulanitis jusqu’aux abords de Damas. C’était l’illusion d’un vaillant soldat, mais d’un piètre diplomate, d’un homme formé dans les combats entre chrétiens : pour lui, une victoire donnait des territoires, une défaite les faisait perdre. Il ne percevait rien de la grande tension religieuse, du réseau complexe des relations entre Islam et chrétienté. Pour Saladin, le biographe Behâ al-Dîn en témoigne, le premier objectif était de retarder la campagne de Richard. Un homme qui mène des pourparlers de paix, même si les perspectives d’accord sont limitées perd, par la force des choses, de sa détermination. Par le fait même d’ouvrir des négociations, Saladin obtenait un répit, le loisir de reprendre en main ses troupes après Arsûf, de les réorganiser, quoique sans grand succès, et par-dessus tout, de différer la grande attaque franque jusqu’à l’arrivée des armées de secours d’Irâq et d’Égypte.
31Déjà lors de la fortification de Jaffa, Richard était entré en contact avec al-Malik al-’Adil avec lequel il s’était lié d’amitié, afin de discuter de la conclusion d’un traité de paix. Les entretiens se poursuivirent à Yâzûr (octobre 1191) et reprirent avant le départ des Francs en direction de Ramla (début novembre). Devant l’intransigeance musulmane, les exigences de Richard — le royaume et la Vraie Croix — fléchirent. Un nouvel Arsûf ou une menace directe contre Jérusalem auraient pu peut-être adoucir l’attitude musulmane, mais non pas la construction de fortins le long de la route Jaffa-Jérusalem. On parla même, entre autres propositions faites dans les premières étapes des pourparlers, d’un mariage entre Jeanne, sœur de Richard, veuve du roi de Sicile, et al-Malik al-’Adil. Saladin et Richard donneraient au couple la région côtière, mais le couple résiderait à Jérusalem, où des membres du clergé latin officieraient au Saint-Sépulcre25. Les données détaillées que nous possédons sur les pourparlers viennent de Behâ al-Dîn, témoin direct et dont la véracité ne peut être mise en doute. Richard crut-il vraiment de telles solutions possibles ? En Europe, le mariage était une manière traditionnelle de résoudre les problèmes dynastiques et diplomatiques. Richard qui, nous l’avons vu, était incapable d’apprécier correctement la situation en Terre Sainte, put fort bien nourrir de telles illusions. En tout cas, sa sœur Jeanne fit savoir de façon non équivoque qu’elle n’épouserait pas un musulman, et Richard déclara alors qu’il n’y avait pas d’autre solution que la conversion d’al-’Adil au christianisme !
32En même temps que ces étranges pourparlers, se tint une autre négociation entre Conrad de Montferrat et Saladin, par l’entremise de Renaud de Sidon. Conrad voulait s’installer au nord et, à sa cité de Tyr, joindre Sidon, ainsi que Beyrouth et la moitié de Jérusalem. Dès novembre 1191, Conrad tenta d’obtenir sur ces points des promesses nettes de Saladin. Reconnaître ces possessions à Montferrat, c’était provoquer une guerre ouverte entre Richard et lui. Effectivement Saladin accepta ce plan dans ses grandes lignes, mais il demanda que Montferrat rompît d’abord complètement ses relations avec Richard. Le conseil de Saladin, pour sa part, décida qu’il valait mieux négocier avec Richard qu’avec Montferrat. Avec l’hiver et l’arrêt des opérations, d’autres propositions furent formulées au cours des pourparlers entre Richard et al-Malik al-’Adil. Le premier proposa, comme ultime concession, de prendre pour lui tous les ports, tandis que les musulmans conserveraient la montagne ; ou bien le partage à parts égales entre chrétiens et musulmans, le clergé latin en toute hypothèse demeurant à Jérusalem. La réponse d’al-Malik al-’Adil fut : l’intérieur du pays aux musulmans ; les cités côtières sous condominium ; Beyrouth détruite sans droit de la reconstruire ; droit de pèlerinage, sans armes, à Jérusalem ; le clergé latin au Saint-Sépulcre.
33Les pourparlers furent interrompus : désormais il fallait qu’une décision militaire vînt renforcer la position de l’un ou de l’autre camp. Richard résolut de s’emparer de toute la région côtière, c’est-à-dire de prendre Ascalon et Darôn, pour des raisons militaires et politiques : la conquête de ces deux points rendrait difficiles les communications entre l’Égypte et Jérusalem, et détournerait les caravanes de ravitaillement de la grand’ route vers les pistes incommodes du désert ; ce qui rendrait plus aisées les négociations entre les deux camps. Deux semaines après le repli des croisés de Lâtrûn (13 janvier) et de Beit-Nûbâ, lorsque les Français furent de retour à Yâzûr et Richard à Yebnâ, comme ce dernier ne pouvait rester dans les ruines et s’était replié semble-t-il sur Ramla, les troupes partirent relever Ascalon. Elles y arrivèrent le 20 janvier, à l’exception des Français, qui n’avaient pas voulu se joindre au reste de l’armée ; et après une semaine durant laquelle les vivres manquèrent, on entreprit de restaurer la ville. Au bout d’un mois, les troupes françaises rejoignirent, et les fossés, tours et murailles reprirent leur apparence primitive.
34Mais l’expédition dans le sud transforma Acre en un champ clos, inaugurant la longue série des guerres civiles qui devinrent monnaie courante au xiiie siècle. Nous ne connaissons pas tous les détails, mais il semble bien que la tension et l’hostilité entre les partisans de Montferrat et ceux de Guy de Lusignan trouvèrent prétexte à se manifester dans la querelle survenue entre Génois et Pisans (février 1192). Hugues, duc de Bourgogne donna son appui aux Génois qui furent également aidés par Montferrat de Tyr. Quant aux partisans de Guy de Lusignan, ils se mirent du côté des Pisans, jusqu’à ce que l’arrivée en hâte de Richard à Acre rétablît la paix entre les rivaux. Il n’est pas impossible que Montferrat ait été à l’origine de la querelle, dans le but de prouver à Richard que le règlement relatif au gouvernement du royaume ne convenait pas aux conditions locales. Mais peut-être voulut-il faire entendre à Saladin que lui, Montferrat, était tout disposé à négocier de façon indépendante avec le souverain aiyûbide. La tentative de Richard d’aboutir à un accord avec Montferrat lors d’une rencontre à Akhzîb, ne donna rien. Il apparut que Richard lui-même n’était plus maître de la situation. II essaya, semble-t-il, de prendre des sanctions contre Montferrat, et le conseil prit la décision de retenir à celui-ci, pour avoir failli à ses devoirs, les revenus qui lui avaient été promis26. Il semble bien que cette décision ne fut jamais appliquée et, à peine deux mois plus tard, elle fut rapportée, lorsque l’on résolut de confier la couronne à Montferrat. Car, pendant ces deux mois, la situation se détériora. Au début d’avril, les Français quittèrent Ascalon, par manque d’argent, et à cause de la promesse, faite par le roi de France, que ses hommes ne serviraient que jusqu’au 1er avril 1192. Ils gagnèrent Tyr, où ils appuyèrent le marquis, et Richard dut enjoindre aux siens de ne pas permettre l’accès d’Acre aux soldats français de retour d’Ascalon. Au même moment, des nouvelles graves commençaient à arriver d’Angleterre. Jean sans Terre, frère du roi, venait de se révolter, et Richard, devant une nouvelle assemblée convoquée à Ascalon, exposa la situation et fit savoir qu’il devait rentrer en Angleterre. Il s’engageait à laisser 300 chevaliers et 2 000 fantassins en Terre Sainte. L’assemblée décida qu’il n’était plus possible de soutenir Guy de Lusignan contre la volonté générale. Comme il était clair que dans peu de temps la plupart des croisés venus d’Europe regagneraient leurs pays, il convenait de proclamer roi un homme capable non seulement de régner, mais encore de gouverner. Richard n’avait plus qu’à se ranger à cette solution. C’était une victoire tardive du parti des barons d’avant Hattîn. Mais, comme la nouvelle était apportée à Tyr par les émissaires de Richard, et alors qu’on se disposait à y couronner le nouveau roi, Conrad de Montferrat fut assassiné, le 28 avril, par deux fidâîs dépéchés par le maître des Assassins, dont Conrad avait saisi un bateau27.
35Le meurtre de Conrad remit en question l’avenir du royaume. Tout le monde sentait que les résultats modestes de la croisade seraient perdus s’il n’y avait pas de souverain. Le choix tomba sur Henri, comte de Champagne, qui avait pris part au siège d’Acre et se trouvait depuis dans l’armée franque. A tous points de vue, c’était là un choix excellent. Cette élection d’un neveu de Richard et de Philippe Auguste était comme une réconciliation entre les deux rivaux, et Richard pouvait souscrire à cette solution sans que fût atteint son propre prestige, ce qui n’était pas le cas avec Conrad de Montferrat. D’autre part, Henri de Champagne, qui n’avait pas été mêlé au conflit, était bien fait pour être agréé par les barons de Terre Sainte, s’il prenait pour femme la veuve de Conrad, Isabelle. Isabelle allait, pour la troisième fois, donner le trône à un nouveau mari. Bien qu’elle fût enceinte, elle fut priée d’épouser sans retard le comte de Champagne. Nous ne savons pas si elle y consentit de bon gré, mais on peut se représenter les hésitations du comte de Champagne qui, aux termes de la loi franque, perdait son trône si Isabelle mettait au monde un enfant mâle : celui-ci aurait la couronne, son beau-père ne lui servant que de tuteur. L’opinion des croisés d’Europe et des barons de Terre Sainte, ainsi que les instances de Richard, convainquirent Henri, qui se maria le 5 mai 1192, une semaine après le meurtre de Conrad, dans l’église de Tyr, ville qui à défaut de Jérusalem, fit office de capitale pour le couronnement28. Mais Richard se sentit obligé de régler les affaires de Guy de Lusignan, dont nul n’avança même le nom lors des discussions sur l’avenir de la royauté. La solution fut trouvée dans l’île de Chypre, fruit de la conquête fortuite de Richard alors qu’il faisait route de Messine à Acre. En arrivant à Acre, Richard avait vendu l’île à l’ordre des Templiers : mais ceux-ci firent tant par leurs exactions qu’ils provoquèrent une révolte des habitants, en avril 1192, et ce n’est que grâce à l’énergie de quelques chevaliers de la citadelle de Nicosie que les Francs ne furent pas tout à fait expulsés. Les Templiers étaient disposés à rendre l’île, s’ils récupéraient l’acompte versé à Richard. Guy de Lusignan était tout prêt à leur restituer leur argent et à compléter le paiement au roi Richard. Cet argent fut réuni grâce à des emprunts consentis par les riches bourgeois de Tripoli et à une aide des Pisans. Guy de Lusignan quittait la Terre Sainte pour fonder en Chypre la dynastie de la Maison de Lusignan, qui devait y régner jusqu’à la fin du xve siècle, et donner au xiiie siècle des rois à ce qui restait du royaume de Jérusalem.
36Henri de Champagne fêtait encore ses noces à Acre, lorsque Richard, se trouvant à Ascalon, tenta d’arracher une décision militaire sur le littoral. Des heurts et escarmouches aux environs d’Ascalon, Gaza, Daron, Tell al-Sâfiya et Beit Jîbrîn, remplissent de nombreuses pages des chroniques, dont les auteurs ne distinguent pas toujours les opérations des simples faits d’armes. Le 17 mai 1192, Richard arriva devant Daron, point le plus méridional du royaume sur la route du désert de Sinaï, et y mit le siège. Cette place avait été renforcée par les musulmans et ses dix-sept tours se voyaient de loin dans la plaine côtière. Des bateaux venus d’Acre amenèrent des engins de jet, et les sapeurs d’Alep au service de Richard creusèrent des sapes sous les murailles. Après cinq jours de siège, la place se rendit et la forteresse passa aux croisés. Signe de bon augure : en même temps qu’Henri de Champagne, les Français arrivèrent à Daron avec leur chef, Hugues duc de Bourgogne, et l’armée franque réunifiée y fêta la Pentecôte (24 mai). La prise de Daron marquait une étape importante : toute la zone côtière, de Tyr à Daron, se trouvait sous l’emprise des Francs, quoique beaucoup d’agglomérations fussent détruites, dont Ascalon, ruinée, on s’en souvient, sur l’ordre de Saladin29. Le moment était venu de l’affrontement décisif : l’assaut contre Jérusalem.
37Effectivement, après une tentative pour s’emparer de la forteresse du Fier30 , que son commandant avait incendiée (28 mai), l’armée, qui avait poussé plus au sud, se regroupa à Khirbet al-Kasaba, nommée par les croisés la Cannaie31, afin de remonter vers le nord dans la direction de Beit Jîbrîn. C’est à Khirbet al-Kasaba ou dans les environs, à al-Hasî, que les dés furent jetés. Un envoyé apporta de mauvaises nouvelles sur la situation qui régnait en Angleterre en l’absence du roi, qu’on priait de rentrer immédiatement dans son pays. La décision n’était pas aisée à prendre : Richard était placé devant la déplaisante alternative de perdre l’Angleterre ou les modestes résultats obtenus en Terre Sainte. A la différence de son grand rival Philippe Auguste, il n’était pas assez profond politique pour hasarder son prestige et essuyer d’un cœur léger le mépris de tous, même s’il pensait avoir raison. C’est pourquoi, malgré ses hésitations, lorsqu’il apprit que les troupes françaises étaient prêtes à collaborer si l’on se résolvait à monter à l’assaut de Jérusalem, et même qu’elles étaient disposées à marcher sur Jérusalem au besoin sans lui, Richard fut convaincu et promit de rester en Terre Sainte jusqu’à Pâques 1193.
38On revit alors l’allégresse et l’exaltation que seule Jérusalem pouvait susciter. Elle était bien l’objectif final de la croisade, et ceux qui affectaient de trouver dans le combat contre les Infidèles un équivalent à la délivrance du Saint-Sépulcre ne cherchaient qu’une échappatoire. En ce moment crucial, un chef digne de ce nom pouvait canaliser l’enthousiasme religieux et guerrier ; il sembla bien que Richard saurait exploiter cet instant.
39L’armée se regroupa à Ascalon, et se mit en route, campant dans la belle vallée dominée par l’église byzantine Sainte-Anne près de Beit Jîbrîn. Puis elle poursuivit sa marche vers l’est (7 juin) du côté de Tell-al-Sâfiya (Blanche Garde), petite forteresse construite jadis contre l’Ascalon des Fâtimides. Deux jours après (9 juin), l’armée partit à l’ouest vers Lâtrûn, et après y avoir fait halte une nuit (10 juin), le roi partit pour Yâlû (Chastel Ernald, Castellum Arnaldi), et le lendemain pour Beit Nûbâ, où vingt-quatre heures après les troupes françaises le rejoignirent32. Ces mouvements mirent en émoi le quartier général de Saladin. La défense des remparts de Jérusalem fut partagée entre les émirs, et l’ordre fut donné de boucher toutes les sources hors de Jérusalem, car « on sait qu’il ne servirait de rien de creuser des puits d’eau potable, parce que la terre n’est que montagne rocailleuse et dure »33. Au conseil des émirs, de dures paroles furent prononcées contre Saladin. La crainte de voir Jérusalem se transformer en une nouvelle Acre minait le moral des troupes musulmanes, au point qu’il y eut des émirs qui réclamèrent une bataille rangée contre les croisés, ou bien que le sultan en personne ou un membre de sa famille s’enfermât dans la cité. C’était le moment rêvé pour un assaut contre Jérusalem.
40Pourtant les croisés stationnèrent trois semaines entières à Beit Nûbâ (13 juin-3 juillet). Richard voulait concentrer des effectifs supplémentaires, et attendait l’aide de Henri de Champagne, envoyé à Acre pour amener de nouveaux croisés, et peut-être apporter un appoint en ravitaillement et en armes. Ces trois semaines décidèrent du sort de la bataille. L’armée campa à Beit Nùbâ à l’entrée des monts sur la route de Jérusalem, le roi et ses chevaliers partant piller Abû-Ghosh (Castellum Emmaüs — identification fausse ou Fonlenoid). Dans une de ces razzias, ils arrivèrent à Qalôniya34, à moins de cinq kilomètres des murs de Jérusalem. De là le roi put contempler les collines de la ville. Dans Jérusalem, l’émoi fut tel que la population commença à prendre la fuite et qu’il fallut employer la force pour la contraindre à rester en place. Un ermite du couvent de Mâr Ilyâs, sur la route de Jérusalem à Bethléem, vint apporter à Richard un morceau de la Vraie Croix des Syriens. N’était-ce pas une nouvelle révélation de la volonté de Dieu que l’on attaquât Jérusalem ? Le moment psychologique pour l’assaut était arrivé. Mais l’armée et ses chefs n’étaient pas prêts à attaquer, et on laissa passer l’occasion. C’est l’attente des renforts d’Acre qui paralysa l’action. L’état-major de Saladin se reprit, et commença à dresser des plans pour couper de la mer les croisés enfermés dans la vallée d’Ayalôn par des attaques aux environs de Ramla.
41Alors qu’il séjournait à Beit Nûbâ, Richard reçut de ses espions bédouins des informations relatives à une caravane importante venant de Bilbeîs, en Égypte. Saladin envoya des troupes à sa rencontre pour la faire passer sans encombre au sud de la Terre Sainte : en effet la route du littoral était coupée par le fait que Daron et Ascalon étaient aux mains des croisés. Les guides musulmans de la caravane ne s’attendaient pas à une attaque à l’extrême sud et furent étonnés de se heurter soudain à Bichard. Celui-ci était parti, de nuit, pour Qarâtîya et le puits d’al-Khuwaîlifa (Tell Siglag, Cisterna rotunda, Cisterne Reonde) ; là, le 23 juin, il fondit sur la caravane et la mit au pillage. C’était une caravane d’une importance inhabituelle : plus de mille cavaliers, outre les hommes à pied, des milliers de chameaux, des ânes et des chevaux, en plus d’un précieux chargement d’armes, d’étoffes de prix, de pierreries et d’épices. La nouvelle de cette défaite bouleversa Saladin. Désormais, il était à craindre que les croisés, qui s’étaient emparés de montures et de bêtes de somme, après en avoir manqué pendant tout le temps de la croisade, se missent à envisager sérieusement d’envahir l’Égypte.
42Les troupes victorieuses se retirèrent avec leur butin à Ramla, où elles rencontrèrent Henri de Champagne, enfin de retour : les troupes réunies regagnèrent Beit Nûbâ. Mais là, après une nouvelle halte d’une semaine environ, il apparut clairement que la troisième croisade n’arriverait jamais à Jérusalem. Les contingents capétiens, commandés par le duc de Bourgogne, se prononçaient avec énergie pour l’assaut de la cité. Croyaient-ils vraiment et sincèrement qu’il était possible de l’attaquer et de l’emporter ? On ne peut répondre. Pressé d’agir, Richard prétendit qu’il n’y avait aucune possibilité militaire de s’emparer de Jérusalem, car elle était entourée de toutes parts, sauf au nord, de vallées (ce qu’il avait appris grâce à un plan dressé à sa demande), l’eau manquait aux alentours, et il y avait danger d’être coupé de la côte. Mais, à ces considérations qui ont leur valeur, bien que les soldats de la première croisade ne s’en fussent pas souciés, il ajoutait une autre raison, bien différente : « Ce n’est pas possible, jamais je ne serai le chef d’une expédition pour laquelle je serais blâmé ensuite. Il m’est indifférent que l’on s’oppose à moi maintenant. Si je faisais avancer l’armée, si je mettais le siège devant Jérusalem, et si l’affaire tournait mal pour nous, on m’en blâmerait toujours et je serais perdu d’honneur. Je sais de façon certaine qu’il y a ici et en France des hommes qui ont voulu et qui veulent fortement que je fasse une telle chose35. » A côté de considérations valables, il y avait donc également la crainte de tomber dans un piège tendu par les Français. Ce grand chevalier se souciait avant tout de sa gloire future. Il était prêt, proclama-t-il, à marcher sur Le Caire ou sur Damas, mais non sur Jérusalem. Seuls ceux qui apprécient à sa juste valeur le rôle joué par Jérusalem dans la conscience chrétienne pourront comprendre, sinon justifier, le calcul de Richard : une croisade au loin, en Syrie ou en Égypte, même manquée, resterait liée à son nom comme une prouesse ; l’échec d’une campagne visant à la prise de Jérusalem serait un opprobre éternel.
43On convoqua une nouvelle assemblée, forte de vingt hommes représentant à égalité les Templiers et les Hospitaliers, les Français et les barons de Terre Sainte. Ils se prononcèrent, sur avis d’experts, contre la marche sur Jérusalem. Le 4 juillet 1192, on donna le signal d’une retraite générale de la vallée de Yâlû vers Ramla. Saladin et ses émirs n’en crurent pas leurs yeux : cette retraite leur parut un miracle céleste. La ville qui était le symbole de la victoire dans le jihâd, le tremplin de Saladin pour la gloire éternelle, échappait aux Francs. Le 4 juillet 1187, le royaume s’était effondré à la bataille de Hattîn. Cinq ans après jour pour jour, alors qu’on s’attendait au siège de Jérusalem, c’était une retraite vers la plaine côtière. Beit-Dejân revit les troupes croisées, battues sans combat, rentrer à Jaffa, les uns allant à Ascalon, les autres détruisant sur l’ordre de Bichard le fruit de la récente victoire, la forteresse de Daron. Bichard lui-même regagna Acre (juillet 1192).
44Le brûlant été de cette année s’écoula pour les croisés dans la plus totale inaction. Si l’on n’attaquait pas Jérusalem et si l’on ne marchait pas sur Le Caire ou sur Damas, il ne restait plus qu’à reprendre les négociations. Mais dans l’intervalle, les conditions avaient changé. Les Francs tenaient bien leurs positions, mais leur retraite de la vallée d’Ayalôn encourageait les musulmans. Dès le commencement du mois de juillet, les contacts reprirent entre Saladin et Richard : moins de deux mois devaient s’écouler jusqu’à la conclusion du traite de paix. Chacun des deux camps connaissait les faiblesses de l’autre. Saladin ne perdait pas de vue que Richard était pressé par les événements d’Angleterre, ainsi que par son souci de défendre ses possessions continentales face aux prétentions capétiennes ; Richard ne perdait pas de vue que Saladin n’était pas en mesure de prendre l’offensive, parce que ses effectifs étaient réduits et que les émirs avaient plus d’une fois failli se révolter. L’appel au jihâd, qui durait depuis plus de cinq ans, n’amenait plus les renforts escomptés. Les intérêts aiyûbides à la frontière seljûqide de l’Asie Mineure et aux confins de l’Iraq et de la Perse réclamaient l’arrêt de la guerre contre les croisés. C’est la carte de la situation militaire et politique qui donnait la base des négociations, car on ne pouvait s’attendre à ce qu’un des deux camps abandonnât ses positions ou renonçât à ses conquêtes. Or la côte était franque, et l’intérieur des terres aiyûbide. Cette réalité revenait dans toutes les propositions de paix. Mais la question de Jérusalem et celle de la frontière sud du nouveau royaume restaient à débattre. On mentionne aussi une offre de Richard : que le royaume franc reconnût la suzeraineté de Saladin ; s’il y a là quelque chose de vrai, cette offre était fort peu réaliste et ne pouvait apparaître que comme ridicule aux Francs de Syrie. Les tentatives pour faire garantir des droits particuliers aux croisés à l’intérieur de Jérusalem, et même une obscure offre de partage, étaient tout aussi irréelles et furent repoussées par Saladin. En revanche Saladin était tout prêt à autoriser le pèlerinage des chrétiens à Jérusalem. C’était là un piètre résultat, et les Francs furent très humiliés de se voir proposer, au lieu de la seigneurie du Saint-Sépulcre, la condition de gens tolérés par la grâce du sultan.
45Pour les frontières sud, Saladin se montra d’une intransigeance inhabituelle. Dans toutes les propositions revenait l’exigence, au cas où ce territoire resterait franc, d’en raser les fortifications. L’affaire de la caravane d’Égypte et la défaite du puits d’al-Khuwaîlifa étaient encore toutes fraîches. La sécurité de la Jérusalem musulmane dépendait plus de ses communications avec l’Égypte, qu’avec la Transjordanie et Damas. Le maintien de l’unité aiyûbide dépendait également de la sûreté des voies de communication entre l’Égypte et la Syrie. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier l’audacieuse tentative de Saladin pour attaquer par surprise Jaffa (26 juillet), alors que Richard se préparait dans Acre à marcher sur Beyrouth pour étendre la zone côtière franque vers le nord. Saladin quitta Jérusalem et, par Beit Nûbâ, vint dresser son camp entre Ramla et Lydda ; après avoir reconnu la région de Yâzûr, il mit le siège devant Jaffa. Encerclée par le nord, l’est et le sud, par al-Malik al-Zâhir, fils du sultan, par Saladin et par son frère al-Malik al-’Adil, la ville résista durant cinq jours à un siège très dur, tandis que ses murailles orientales, plus faibles que les autres (elles avaient été restaurées par les Francs), subissaient le pilonnage des catapultes. Les musulmans avaient apporté des pierres, car les projectiles manquaient sur place ; leurs sapeurs creusaient des galeries sous les murailles. Les Francs résistèrent vaillamment, certains comblant de leur corps la brèche ouverte dans la muraille (section nord de la muraille orientale) ; leurs sapeurs parvinrent aussi à détruire les galeries des musulmans. Mais après quatre jours de bombardements et de combats, la porte orientale, porte de Jérusalem, fut enfoncée, et les Francs furent contraints d’évacuer la ville et de se replier vers la citadelle, sur la colline qui dominait le port. Il semblait que la dernière heure des défenseurs de la citadelle fût arrivée. Les assiégés entamèrent des pourparlers sur la reddition et leur rançon. Certes une barque avait été envoyée à Acre pour annoncer que l’on se battait à Jaffa, mais nul n’attendait plus de secours. Le 1er août, la citadelle allait être livrée à Saladin, lorsque les musulmans furent avertis que quelques vaisseaux approchaient, venant d’Acre. C’était Richard qui, avec des bateaux pisans et génois, accourait à l’aide, tandis que la cavalerie cheminait depuis Césarée. Des vents contraires avaient arrêté la petite escadre trois jours entiers dans la baie de Haïfa ; elle partit enfin vers le sud, précédée du vaisseau rouge arborant la bannière royale. Richard hésita à s’approcher de la côte, ne sachant pas quelle était la situation dans la ville. C’est alors qu’un moine franc, ayant sauté du haut de la citadelle sur le sable en face du port, se glissa jusqu’à la flotte chrétienne et fit savoir ce qui s’y passait. La tentative des musulmans pour empêcher le débarquement des Francs ne réussit pas, comme n’avaient pas réussi de semblables tentatives à Acre et à Damiette. Ambroise donne ici libre cours à sa verve, et sa chronique rimée se transforme en un roman héroïque. Le roi sauta dans l’eau et, avec sa suite, sous une pluie de flèches, courut jusqu’au rivage où, à l’aide de planches et de débris de vaisseaux, on érigea une sorte de barrière contre les musulmans. De là le roi grimpa les marches menant à la Tour des Templiers. Ses bannières annoncèrent l’arrivée du secours aux défenseurs de la citadelle, qui avec ceux qui venaient à leur aide firent alors irruption dans la ville et en chassèrent les musulmans qui prirent la fuite jusqu’à Yâzûr. Les 4 et 5 août, une autre tentative fut faite pour attaquer la petite troupe franque qui campait extra muros : elle se brisa contre la muraille que formaient les chevaliers, leurs lances fichées en terre la pointe tournée vers l’avant pour arrêter les cavaliers musulmans, tandis qu’archers et arbalétriers répartis sur toute la longueur du front tiraient sur leurs chevaux. Ce fut la dernière tentative pour entamer la frontière méridionale du royaume et la faire remonter au nord d’Arsûf. Jaffa resta franque et cette situation fut reconnue par le traité de paix. Al-Malik al-’Adil, qui se trouvait à Nebî Samwîl, mena les pourparlers du côté musulman. Le 2 septembre, le traité fut signé à Jaffa : il reconnaissait un nouvel État latin qui s’étendait le long du littoral de Tyr à Jaffa, étroite bande de terre accolée à la mer, dont seule l’enclave de Ramla-Lydda, partagée entre Francs et musulmans, élargissait un peu le territoire (dans ce secteur, Saladin donna ordre de raser Yâzûr et Beit-Dejân). Les deux parties promettaient de collaborer à la destruction des murs d’Ascalon, et les chrétiens obtenaient le droit d’aller en pèlerinage à Jérusalem, sans armes, sans avoir à payer de droits. Cette paix était, conclue pour trois ans et trois mois36. Ainsi se terminait la grande épopée de la troisième croisade. Durant plus de cinq ans, du jour de Hattîn à la paix de Jaffa, elle avait tenu en haleine l’Europe, Byzance et le Moyen-Orient.
Notes de bas de page
1 En dehors des objections dictées par des intérêts personnels, on allégua que Montferrat était marié (et peut-être même deux fois) et qu’il n’avait pas divorcé.
2 Les Génois tentèrent d’abord d’obtenir la protection de Richard, mais il repoussa leurs avances.
3 Il faut dater de cette période les monnaies franques sans mention du nom du prince. Cf. G. Schlumberger, Numismatique rie l’Orient latin, 91. Supplément, 4, 22.
4 Un état des douanes d’Acre stipule que dans certains secteurs les non-Francs ne pourront résider. Cf. Assises des Bourgeois (Lois II), chap. 242-243. Interprétations différentes de J. Richard, Le Moyen-Age, 1953, p. 325-339, et de Cl. Cahen, RHDFE, 1963, p. 287-290.
5 Les châteaux francs qui tenaient encore en 1188 tombèrent entre les mains des musulmans lors du siège d’Acre ; en fait les dates ne sont pas toutes sûres, parce que l’attention des chroniqueurs se portait sur Acre. Le Kérak et autres châteaux de Transjordanie tombèrent en 1188 ; Kawkab al-Hawâ, en janvier 1189.
6 L’endroit près du Kîshôn et sur sa rive orientale dit Raine Monde (Eracles, 183), n’a pas été identifié. Palmarea de l’autre côté du Kîshôn. II s’y trouvait un village franc du xiie siècle.
7 Selon Ambroise 5884, l’endroit est avant ‘Athlîlh. Dans d’autres sources, il est noté entre Saint-Jean-de-Tire (c.-à-d. Tîra où se trouvent aujourd’hui encore les restes d’une église franque) et ‘Athlîth. Voir aussi Benjamin de Tudèle (après le Kîshôn) : « et de là quatre parsanges vers Capharnaüm, c’est le village de Nahum et Ma’on, pays de Nabal le carmélite (éd. A. Yaari, p. 37).
8 Au temps des croisés Le Merle. Une colline près d’Acre, connue dans les sources sous le nom de Tell Hajâl : colline de la Perdrix a été aussi identifiée avec la colline dite Tantûr (voir supra, p. 52). Le terme arabe Tantûr (de Tartûr) désigne une frange de la coiffure féminine.
9 Ces lieux n’ont pas été identifiés. Deux axes de progression semblent possibles 1. Tell- Qaîmûn (Caymont)-Wâdi-Milq-Wâdi-Meghara qui atteint Khirbet al-Mallâha. 2. Tell Qaîmùn-Sabâghîn et de là, après que le sultan eut reconnu le nord près de Khirbet al-Mallâha, au sud d’Athlîth, un mouvement au sud vers les sources du fleuve aux Crocodiles, à quelque trois kilomètres au sud de Sabàghln (‘Uyûn abû Tehah).
10 Behâ al-Dîn III, 247 : source du Nahr-Qaîsariya.
11 Behâ al-Dîn qui signale des escarmouches à la date du 9 sh’abân (1er septembre) appelle l’endroit Nahr-al-Qasab (fleuve des Roseaux) probablement identique au Nahr Hedera ou Mefjîr, désignant une vaste nappe d’eau (birket). Cependant ‘Ain al-Qasab se trouve au sud du Nahr-Iskanderûna, à l’est de Tell Mad al-Deir. Il pouvait s’agir de Birket-’Atah, puisque Birket-Sarahiya était trop près de la mer.
12 Ambroise, 6107, désigne comme accès à la forêt le ‘ Mont d’Arsur ‘. L’endroit correspond à Deir al-Râhab cité par Behâ al-Dîn (III, 255), et n’a pas été identifié à ce jour.
13 Lettres de Terre Sainte, éd. A. Ya’ari, p. 85 [en hébreu].
14 Roger de Hoveden, III, 130. Il est vrai que dans une autre lettre du même jour adressée à l’abbé de Clairvaux il assigne une autre date à la prise de Jérusalem : Pâques 1192.
15 Eracles, 186 : Quant li mur dou chastel qui porprenoit tout le tertre furent parfait et les torz furent levez un estage et li bors fu refermes, li rois garni le chastel et le borc de gent et de ce que mestier y avoit.
16 Tahkemônt, 46e portique, éd. Kaminka, p. 353 : « Il y a là la communauté en renom des Ascalonïtes, et à leur tête le prince Rabbi Sa’adia le noble » [en hébreu]. Dans Tahkemônt, 28e portfque, éd. Kaminka, p. 254, il est dit que Saladin autorisa les juifs à revenir à Jérusalem. Il fit ‘ une proclamation en toute ville... disant : Parlez au cœur de Jérusalem, pour que viennent vers elle tous ceux de la race d’Ëphraïm qui le veulent, parmi les rescapés d’Assyrie et d’Égypte et les déportés du bout du monde ; qu’ils s’assemblent de partout et campent dans ses limites ‘. L’abrogation de l’interdit de séjour lancé par les Francs n’est pas douteuse, mais pour ce qui est de la proclamation de Saladin, on n’a d’autre preuve que les paroles d’al-Harîzî. Nous supposons que la première base de la nouvelle communauté de Jérusalem a été jetée par l’exode de la communauté d’Ascalon. Cf. Zion [en hébreu, sommaires en anglais], XI, p. 48 et suiv.. Nous n’avons pas trouvé dans l’étude de notre collègue Sh. D. Goitein, ‘ Sources nouvelles sur le sort des juifs à l’époque de la prise de Jérusalem par les Croisés’, Zion, XVII, 1952, pp. 129-147 [en hébreu] de raison de modifier notre point de vue. L’unique texte dans lequel on peut trouver une allusion à ces faits est une lettre écrite probablement vers 1190 (publ. par L. Ginzberg, cf. Ginzé-Schechter, I, 310-312 [en hébreu]). Et cela ne contredit pas notre hypothèse. Mou collègue A. Ashtor, à mon avis, va trop loin dans ses conclusions. Cf. HUCA, 27 (1956), p. 324.
17 Détails dans J. Prawer, Ascalon et la bande d’Ascalon dans la politique franque, Eretz-Israël, IV, 1956, p. 242 et suiv. [en hébreu].
18 Ce terme cache peut-être l’arabe Dejân, mais le toponyme original est le français Casel Maen, « château moyen » qui est resté sans explication. II signifie peut-être : à mi-chemin entre Jaffa et Ramla.
19 Abû Shàma V, 83. Il est vraisemblable que les fortifications ultérieures du mont Sion, construites par Frédéric II, le furent sur des fondations musulmanes. Cf. infra dans le chapitre traitant de la croisade de Frédéric II.
20 Ambroise, 7685 et suiv.. Itinerarium, IV, 35.
21 Ambroise, 7707-7710 : E seit que la citié fust prise, / Si fust périlluse l’emprise, / Si tost avant ne la publasent / De tel gent que i demorasent.
22 Itinerarium IV, 35 : Si... obtinerent civitatem Jerusalem, nec hoc etiam expedire visum est, nisi statim viri robustissimi deputarentur qui custodirent civitatem ; quod quidem autumabant non de facili posse compleri, praesertim cum plebem perpendissent avidissimam ad peregrinationem consummandam, ut inde sine mora repatriarent singuli, turbationis rerum jam ultra modum pertaesi. Haec omnia pensantes subtilius hoc suaserunt differendum, quatenus virtus belli et robur vulgi de Consilio conservaretur, et tamdiu cohaererent quamdiu non consum-maretur peregrinatio. Itinerarium V, 1 : Sed diu a nostris retineri non posset, quia peracta peregrinatione populo repatriante, non superesset gens quae eam defendere valeret.
23 Ernoul, 278 et suiv. ; Eracles II, 186.
24 Ambroise, 7407 sqq.
25 Des prêtres grecs et orientaux étaient restés au Saint-Sépulcre. La reine chrétienne de Géorgie, la fameuse Tamar et l’empereur de Byzance avaient demandé à Saladin de leur remettre les Lieux Saints. Cf. Behâ al-Dîn, III, 299 et suiv.
26 Passage défectueux dans Ambroise, 8254. Selon Itinerarium V. 11, ce fut une sentence rendue par l’assemblée des chefs, expression qui ne désigne certainement qu’une sorte de conseil des commandants. La voix des barons palestiniens ne se fit pas entendre et la « Haute Cour » cessa, semble-t-il, d’exister.
27 Comme on sait, Saladin et Richard furent accusés d’avoir armé le bras des assassins de Conrad : les deux accusations paraissent peu plausibles, en dépit du fait qu’une source aussi importante qu’ibn al-Athîr (II, 58) accuse Saladin.
28 Henri de Champagne ne se para jamais du titre de « roi de Jérusalem » ; même ses monnaies ne portent pas cette mention.
29 Il faut admettre que Gaza fut abandonnée par ses habitants. En tout cas, elle ne joua aucun rôle dans ces combats.
30 Latin : Castrum ficuum. Les identifications avec Shaqîf al-Tînah (près de Majdal-Yâbâ) ne sont pas possibles. Il est malaisé d’identifier l’endroit, mais il faut le chercher au sud des monts de Judée. Cf. G. Bayer-A. Alt, ‘ Civitas Ficuum ‘, ZDPV., 69, 1953, 75-87. Selon toutes les apparences, l’endroit se trouve au sud d’Hébron. L’itinéraire de Richard menait de Gaza, Hirbiya (Forbie), Khirbet al-Kasab (la Cannaie), le fortin Le Fier, Sainte-Anne (Sandhana près de Beit Jîbrîn). Cf. Itinerarium, V, 41 et suiv., Ambroise 9389-9516. Selon Behâ al-Dîn (III, 301 et suiv.) : Daron, al-Hasî, près de Jébel-Halîl (mont Hébron), Majdal-Yâbâ avec retour sur al-Hasî, la région entre Beit Jîbrîn et Ascalon, Tell al-Sâfiya. Il ne peut s’agir ici de Mirabel.
31 Casellum arundinetum ; Cannelum sturnellorum ; Caneie as Eslornels.
32 Selon Ambroise, 9802 et suiv., l’armée passa à Toron des Chevaliers qui est Lâtrûn. Le lendemain le roi partait pour Chastel Ernald, le surlendemain les Français arrivaient et s’avançaient vers Beit Nûbâ (Itinerarium V, 49). Dans ce récit Chastel Ernald correspond bien à Yâlû. Cela cadre avec Behâ al-Dîn (III, 304) selon lequel les Francs partis de Tell al-.Sâfiya campent au nord de Lâ/rûn (à Yâlû) et poursuivent vers Beit Nûbâ.
33 Behâ al-Dîn, III, 310.
34 Ibn al-’Athîr, II, 60.
35 Ambroise, 10179 et suiv..
36 Clauses du traité dans Behâ al-Dîn III, 343 et suiv.. Les sources chrétiennes : Eracles II, 199 (Ernoul 292) ; Ambroise, 11775 et suiv. ; Itinerarium VI, 27, ajoutent que Renaud de Sidon reçut Sarepte de Sidon (Sarfand), et Balian d’Ibelin, Caymont.
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Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome premier
Les croisades et le premier royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001
Histoire du royaume latin de Jérusalem. Tome second
Les croisades et le second royaume latin
Joshua Prawer Gérard Nahon (trad.)
2001