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Des "minorités", construction ou réalité(s)

Les relations ambiguës de la France et des Assyro-Chaldéens dans l’histoire

Les mirages de la « protection »
Ambiguous relations between France and the Chaldo-Assyrians in past history. The mirage of the French patronage
Florence Hellot-Bellier

Résumés

Les relations entre la France et les chrétiens chaldéens sont anciennes. Elles s’inscrivaient dans le cadre de la protection exercée envers les dhimmi plus ou moins protégés par des gouvernements musulmans. En pratique, cette protection s’avéra être un mirage pour les chaldéens. Pendant la Première Guerre mondiale, les attaques des Ottomans et leurs plans génocidaires en Anatolie et dans la province iranienne d’Azerbaïdjan (1915-1918) incitèrent les Assyro-Chaldéens de ces régions à apporter leur aide d’abord aux Russes, puis aux Britanniques et aux Français, contre les armées ottomanes. Cette aide ne leur procura cependant pas l’autonomie dont ils rêvaient. C’est en référence à une nouvelle diplomatie humanitaire que les autorités du mandat français en Syrie acceptèrent, en 1933, d’accueillir et installer le long du Khabour syrien une partie des Assyriens alors exilés en Irak. Les Français renforçaient ainsi leur « politique des minorités ». Récemment, les Assyro-Chaldéens d’Irak et de Syrie ont dû prendre une nouvelle fois le chemin de l’exil. « Ne nous oubliez pas » a lancé à la France le patriarche chaldéen !

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Texte intégral

1Le mouvement qui a conduit les Européens au Moyen-Âge à se lancer dans l’aventure des croisades leur a donné l’opportunité d’y rencontrer des chrétiens dont la théologie comme les rites s’étaient développés à partir de cultures très largement étrangères à la culture occidentale. L’intérêt qu’avait suscité cette rencontre a néanmoins laissé place ensuite au désir d’exercer une protection, sinon un protectorat, sur ces chrétiens immergés au milieu de non-chrétiens et qui auraient été, à ce titre, dignes de la sollicitude des Européens. Ainsi en alla-t-il de la relation établie entre la France et les Assyro-Chaldéens dont l’appellation renvoie à la fois aux assyriens de l’Église d’Orient, Église établie en Perse au ve siècle de l’ère chrétienne, mais également aux chrétiens de l’Église chaldéenne, unie à l’Église de Rome, qui ont en partage la langue syriaque de leur liturgie et une commune référence à la théologie de Théodore de Mopsueste, proche de celle du patriarche de Constantinople Nestorius. Dans cette relation aux Assyro-Chaldéens, la France a donc d’abord privilégié l’exercice de la protection qu’elle entendait leur offrir en échange d’une influence destinée à consolider ses positions en Orient. Il a fallu attendre la Première Guerre mondiale pour voir émerger un autre type de liens, plus politiques, avant que la relation ne s’inscrive dans la pratique plus vaste du « devoir d’humanité ».

2L’expression « Assyro-Chaldéen » utilisée ici prend donc en compte l’existence de chrétiens assyriens, improprement désignés comme nestoriens, et chaldéens relevant d’Églises très proches mais séparées au xvie siècle, dirigées chacune par un patriarche, l’un, mar Shemun, résidant à Qodshanès dans le Hakkari ottoman et l’autre, chaldéen, à Mossoul au xixe siècle, puis à Bagdad. Si les dialectes syriaques parlés par les chrétiens assyriens et chaldéens différaient selon les régions dans lesquelles ils vivaient, en Iran ou dans l’empire ottoman, le syriaque de la liturgie les unissait. C’est en référence à cette ancienne unité linguistique et à l’existence d’une unique Église du ive au xvie siècle de l’ère chrétienne que l’expression « Assyro-Chaldéen » prend tout son sens. Elle est, ici, dénuée de la tonalité politique qu’elle a acquise depuis, et dont on peut dater l’apparition à la Première Guerre mondiale, et sur laquelle nous entendons revenir.

La protection française, un mirage jusqu’en 1914

La « protection » française aux Assyro-Chaldéens

3Les relations entre la France et les chrétiens assyro-chaldéens jusqu’à la Première Guerre mondiale s’inscrivent dans le cadre d’une appartenance commune au christianisme. Les rois catholiques puis les autorités républicaines ont avant tout considéré les Assyro-Chaldéens comme des chrétiens, différents des chrétiens de France en ce qu’ils relevaient de deux « Églises orientales », mais appelés à ce titre à bénéficier de la « protection » française et à participer à la diffusion de l’influence française en Orient, voire à celle du commerce français. Le regard porté sur les Assyro-Chaldéens par les responsables français est, en cela, resté tributaire des capitulations de 1535 dans l’empire ottoman. Si les capucins français reçurent des lettres de recommandation du roi Louis xiii pour s’établir à Ispahan, alors capitale du royaume safavide, c’est qu’ils pouvaient apporter leur aide aux commerçants français.

4Les rois de France s’appuyèrent donc sur les évêques et les missionnaires catholiques pour entrer en contact avec les chrétiens orientaux. À l’instar des capucins établis à Ispahan en 1628 par le père Pacifique, originaire de Provins, ces missionnaires cherchèrent à unir les Églises orientales à l’Église de Rome, comme à soutenir les chrétiens minoritaires en terre d’islam (Richard, 1995, p. 16). Au dessein de ramener dans l’orbite de l’Église catholique romaine les chrétiens des Églises orientales, s’ajouta celui de se reposer sur eux pour convertir les musulmans. La conduite des missionnaires français appelés à œuvrer au xixe siècle auprès des chaldéens, congréganistes lazaristes en Iran ou dominicains en Mésopotamie, dans les plaines du Tigre et de l’Euphrate comme dans le réduit montagnard du Hakkari au sein de l’empire ottoman, ne s’écarta pas de ces objectifs. Ils apprirent, certes, les langues en usage chez les Assyro-Chaldéens, le turc, le persan ou le syriaque, et décrivirent les habitats et modes de vie de ces chrétiens dans des lettres qui furent reproduites dans les revues chrétiennes diffusées en France. Ce ne fut cependant, la plupart du temps, ni pour les faire admirer ni pour partager leur histoire, mais bien davantage pour exposer la tâche ardue à laquelle ils disaient s’être attelés, à savoir initier un mouvement des chrétiens chaldéens ou assyriens vers l’Église de Rome et vers la « civilisation française » ou, plus largement, occidentale. La réciproque ne fut qu’exceptionnelle avant la prise en compte du christianisme oriental par le pape Léon xiii, en 1894, à travers sa lettre apostolique Orientalium dignitas. Même après l’envoi de cette lettre à l’ensemble des diocèses catholiques, bien peu de Français appréhendèrent pourtant la culture syriaque dans sa richesse et sa spécificité.

  • 1 Correspondance politique des consuls (CPC) Turquie, Bagdad, I, Archives du ministère français des A (...)

5Aussi, les différents gouvernements qui se sont succédé en France du xviiie au xxe siècle ont-ils inscrit leurs interventions en faveur des œuvres des missionnaires catholiques, en Iran comme dans l’empire ottoman, et attribué leurs subventions en reconnaissance du soutien apporté à l’expansion de la langue française et au respect des représentants français envoyés sur place. Depuis Lyon, la Société de la Propagation de la Foi « à qui, écrit en juin 1841 le consul Weimar, l’on doit tous les secours adressés jusqu’à ce jour aux églises chrétiennes de ce pays » agissait ainsi dans ce sens1. Consul à Mossoul depuis 1842, Paul-Émile Botta sollicita de même l’année suivante l’aide du gouvernement français pour l’achat d’une imprimerie destinée aux chaldéens :

  • 2 CPC Turquie, Bagdad et Mossoul, Botta, Mossoul, le 14 avril 1843, AMFAE.

« Jusqu’en 1750, poursuit-il, il y avait à Mossoul des jacobites et des nestoriens. Des nestoriens devenus chaldéens ne semblent tenir au catholicisme que par le secours pécuniaire qu’ils reçoivent de la Société de Lyon. La question de la religion n’est en réalité qu’une question de protection. Je voudrais pouvoir dans l’intérêt de son influence ici associer le gouvernement lui-même à des actes de charité religieuse. » 2

6Remettant en 1844 ses instructions au comte de Sartiges, envoyé ouvrir une légation française à Téhéran, le ministre Guizot en vint à insister pour lui obtenir un firman (décret) en faveur des lazaristes qui avaient été chassés d’Ourmia, faute, pour partie, d’avoir été porteurs d’une lettre de recommandation de la part du roi Louis-Philippe à leur arrivée en Iran (Hellot-Bellier, 2007, p. 801-803) :

  • 3 Correspondance politique (CP), Perse, XIX, Guizot, Paris, 14 février 1844, AMFAE.

« Quant aux autres lazaristes restés en Perse, vous insisterez sur les principes de droit et d’équité qui doivent engager le gouvernement persan à faire respecter en eux des Français recommandables et paisibles, occupés de répandre dans le pays les bienfaits de l’instruction et d’y pratiquer les œuvres de charité. Vous tâcherez de leur faire délivrer un firman spécial de protection. »3

7Plus souvent cependant, les consuls étaient tenus de limiter leur protection aux seuls « Latins » : « Nous ne saurions en Perse revendiquer un droit sur des religieux de nationalité ottomane et de rite oriental », se vit ainsi répondre, en mai 1893, le consul français de Tabriz qui avait proposé d’étendre la protection de son consulat aux prêtres mékitaristes installés dans la région d’Ourmia (ibid., p. 117).

Remise en cause du zèle des missionnaires.
Le désenchantement des Assyro-Chaldéens

  • 4 Outrey, Trébizonde, le 31 janvier 1839, AMFAE, Correspondance commerciale des consuls (CCC) Trébizo (...)

8La création d’écoles destinées aux enfants des Églises orientales fut indéniablement le principal vecteur de l’action missionnaire. Celles-ci reçurent le soutien des autorités françaises dans la mesure où elles donnaient une place à un enseignement de la langue française. Ainsi, Eugène Boré, professeur d’arménien au Collège de France et chargé en 1837 d’une mission de l’académie des Inscriptions et Belles Lettres, ouvrit à son arrivée à Tabriz, puis à Ourmia, des écoles où était enseigné le français. En fondant dans son sillage, en 1840, la mission lazariste en Iran « pour raffermir la foi de l’Église chaldéenne et répandre sa lumière au milieu des infidèles », les prêtres de la congrégation de la Mission poursuivirent son action, multipliant les ouvertures d’écoles dans les villages à l’ouest du lac d’Ourmia, puis à Tabriz, Téhéran et Ispahan. Dans ces villes, le français était donc enseigné dans les écoles à côté du persan, du turc, du syriaque ou de l’arménien (Boré, 1840 ; Hellot-Bellier, 2007, p. 117)4. La correspondance des lazaristes ou celle des filles de la Charité, venues les seconder, est ainsi remplie de lettres de demandes d’aides financières adressées aux autorités françaises et de remerciements après la réception de sommes, en réalité la plupart du temps assez modiques. En 1912, le délégué apostolique, Mgr Sontag, envoya à Paris un décompte des élèves qui dépendaient des écoles des filles de la Charité et des lazaristes en Iran. Il y dénombre près de 1 700 élèves, 690 filles pour les premières, et, pour les seconds, 955 garçons ainsi répartis (voir Tab. 1 et 2).

Tableau 1. Élèves des Filles de la Charité en Iran (1912), par le délégué apostolique.

« Catholiques »

« Arméniennes
schismatiques »

« Musulmanes »

« Nestoriennes »

Total

Ourmiah

95

10

105

Khosrova

110

10

120

Tauris [Tabriz]

10

95

10

115

Téhéran

30

90

30

150

Djoulfa d’Ispahan

35

165

200

Total

280

360

40

10

690

Source : Statistique donnée par Mgr Sontag, mars 1912, Archives de la Congrégation de la Mission (ACM).

Tableau 2. Élèves des Lazaristes en Iran (1912), par le délégué apostolique.

Niveau

« Catholiques »

« Arméniens
schismatiques »

« Musulmans »

« Protes-
tants »

Total

Ourmiah

Primaire

102

6

40

2

150

Khosrova

Primaire

95

95

Tauris [Tabriz]

Primaire
Secondaire

10

70

80

160

Téhéran

Primaire
Secondaire

20

20

260

300

Djoulfa

Primaire

20

80

100

Ispahan

Primaire
Secondaire

150

150

Total

247

176

530

2

955

Source : Statistique donnée par Mgr Sontag, mars 1912, Archives de la Congrégation de la Mission (ACM).

  • 5 Mossoul, le 25 janvier 1884 et Bagdad 28 janvier 1889, CPC Turquie, Mossoul, II, Bagdad, VII, AMFAE

9L’enseignement de la langue française n’a pas été remis en cause par les Assyro-Chaldéens même si, en 1884, le patriarche chaldéen Élie s’est plaint du latin enseigné à Mossoul par les dominicains dans leur séminaire : « On comprend que la langue française qui est universelle et vivante puisse servir énormément à un prêtre quel qu’il soit, mais la langue latine, de quelle nécessité est-elle pour un curé de village dont la langue liturgique est le chaldéen ou le syriaque ? » Aussi, dans le petit séminaire que le patriarche ouvrit alors, l’enseignement du syriaque l’emporta-t-il sur celui du latin5.

  • 6 Salmas, 13 décembre 1848, annexe à la dépêche Téhéran 31 décembre 1848, CP, Perse, 23, AMFAE.

10L’espoir d’une protection par la France séduisit rapidement les chrétiens qui vivaient en Iran ou dans l’empire ottoman sous le statut de dhimmi (chrétiens ou juifs « protégés » ou plutôt tolérés en pays musulman). Leur désillusion fut à la mesure de leurs espoirs. La supplique remise au comte de Sartiges en décembre 1848/moharram 1245 de l’hégire par les Assyro-Chaldéens de Salmas, en Azerbaïdjan iranien, pour demander l’ouverture d’un consulat français à Tabriz, resta ainsi sans réponse6. En 1859, l’annonce de la transformation du consulat de Mossoul en vice-consulat, à la suite des difficultés de la mission archéologique française à Khorsabad, de la combativité de la mission britannique et du rappel du consul Victor Place, sema la consternation parmi les chrétiens de langue syriaque. Le patriarche chaldéen Yousef Audo et celui syrien d’Antioche Agnatios Antonios Samhiri n’hésitèrent pas à signer une demande à la France de sursoir à cette transformation, mais en vain :

  • 7 Extrait de la Lettre des patriarches, Mossoul, le 8 avril 1859, CCC Mossoul, I, Mossoul, AMFAE.

« Nous vous supplions donc, Monsieur le Ministre, de vouloir bien nous continuer la protection que la France nous a si spontanément accordée. Nous vous supplions de nous accorder ce que nous désirons avec tant d’ardeur, le maintien du consulat dont la force avait plutôt besoin d’être accrue que diminuée. […] Mossoul est le centre de nombreuses populations chrétiennes répandues non seulement dans son pachalik [circonscription administrative dans l’empire ottoman, de la taille d’une province], mais encore dans le pachalik voisin d’où on avait recours au consulat de France, car c’était l’unique refuge vers lequel on pût tourner ses regards. Là où la protection n’était pas possible d’une manière officielle, elle l’était d’une manière officieuse. La présence du consul et le nom de la Puissance qui l’avait envoyé suffisaient pour prévenir ou pour réparer de nombreuses injustices. »7

  • 8 Téhéran, le 20 mars 1864, CP Perse, 33, AMFAE. La pratique du jadid el-islam, introduite au xvie si (...)

11En 1865, le comte de Rochechouart, qui gérait la légation de France à Téhéran, transmit aux Iraniens une pétition des chaldéens de Senneh (Sanandaj) contre les exactions liées à la pratique du jadid el-islam qui dépouillait des familles chrétiennes de leur héritage8. Il obtint quelques assurances de la part des autorités iraniennes, mais en réalité rien ne changea. Vingt ans plus tard, en 1885, de l’autre côté de la frontière, le dominicain Bonvoisin s’alarmait du retrait français en transmettant les propos de malek Yacoub qui, à la tête de la tribu assyrienne Haut-Tiyari, sollicitait, sans y croire, l’aide du gouvernement français « pour abaisser l’arrogance des Kurdes » :

  • 9 Malek Yacoub, le 1er février 1885, CPC Mossoul, 3, AMFAE.

« Longtemps, écrit-il, les tribus se sont tournées vers la France […]. Le seul retentissement de son nom était pour elles comme une protection, un asile. Mais rien n’ayant été fait de notre côté pour répondre à leur confiance, le Russe est venu. Le nom français n’est plus resté au fond de ces cœurs qu’un souvenir, un regret. »9

12Le dernier mot revient à Henri Pognon, consul à Bagdad depuis 1887, conduit, en 1895, à réfléchir sur la « protection » exercée par la France : « Il faudrait que notre protectorat devienne politique » écrit-il à Gabriel Hanotaux, avant de s’en prendre à la cécité des missionnaires à l’égard de l’ancienneté des traditions religieuses des chrétientés en terre d’islam :

  • 10 Bagdad, le 6 avril 1895, CPC Turquie, Bagdad, 7, AMFAE.

« Comment pouvons-nous dire que des religieux qui regardent L’Illustration comme un recueil indécent et voudraient limiter l’art français à la production de sacrés cœurs bien rouges et enflammés, qui font lire à la jeunesse le Rosier de Marie, puissent donner une idée de notre politique et de notre situation en Europe ? Comment pouvons-nous croire que ces dits religieux font aimer notre pays et notre civilisation ? […] Léon xiii a compris que, quand des populations sont chrétiennes depuis les premiers siècles de notre ère, quand elles ont un passé, une histoire, une littérature, des rites qu’elles ont défendus pendant douze siècles contre l’invasion musulmane, c’est une utopie de vouloir faire disparaître ces rites devant l’invasion des Carmes et des Capucins. Il a compris qu’on ne remplace pas une civilisation religieuse par une autre civilisation religieuse. »10

13Les consuls semblent ainsi avoir privilégié le dialogue avec les missionnaires plus qu’avec les chrétiens eux-mêmes. Si l’exercice d’une protection séculaire était sans cesse réaffirmé, qu’en était-il sur place ? Les chaldéens se sont-ils leurrés ? Leurs suppliques n’ont, en effet, pas vraiment reçu de réponse. Mirages de la protection qui allait cependant évoluer pendant la Première Guerre mondiale pour céder la place à de nouvelles relations !

Sollicitations des Français envers les Assyro-Chaldéens pendant la Première Guerre mondiale

1917, le désarroi des Assyriens réfugiés à Ourmia

  • 11 Annexe XIV, Service historique de la Défense (SHD), 7N, 40. Tiflis, juillet 1917, SHD, 16N, 3180 ; (...)

14Lors de l’entrée de l’empire ottoman dans la guerre, l’Iran s’était déclaré neutre. La région située à l’ouest du lac d’Ourmia, occupée par les Russes depuis 1912, fut pourtant soumise à l’occupation des armées ottomanes entre janvier et mai 1915. Les villageois chrétiens furent victimes des plans génocidaires élaborés à Constantinople. Les quelque 17 000 chrétiens qui purent se réfugier dans les missions lazariste et presbytérienne d’Ourmia, comme les 10 000 chrétiens de Salmas qui prirent la fuite pour le Caucase, purent toutefois retrouver leurs maisons quand les Russes chassèrent à leur tour les Ottomans à la fin du mois de mai 1915. De l’autre côté de la frontière, au Hakkari, les Ottomans, peu de temps avant leur entrée dans la guerre, avaient, en revanche, sollicité la neutralité des tribus assyriennes. Devant les exactions des Ottomans à l’égard des chrétiens, leur patriarche mar Shemun décida néanmoins de se ranger du côté russe. Harcelées par trois corps d’armée ottomans, les tribus résistèrent mais, succombant sous le nombre, trouvèrent refuge, à la fin de l’été 1915, au camp russe de Bashqaleh, près de la frontière iranienne. De là, les Russes les disséminèrent dans les vallées iraniennes de la région d’Ourmia, alors sous occupation russe jusqu’en février 1918. C’est à la fin du mois de mai 1917 que le général Vadbolski vint à Ourmia pour y remplacer le général Tchernozoubov à la tête du 7e corps d’armée russe ; il était accompagné du major Marsh et du colonel Chardigny, représentants des Britanniques et des Français à Tiflis (Tbilissi) en Géorgie dans l’état-major allié du Caucase. Sur place, la désagrégation de l’armée russe était déjà visible, l’apparition de comités de soldats rendant la tâche difficile au commandement russe. Aussi les Assyriens des tribus du Hakkari, qui avaient fui les armées ottomanes, pressentirent-ils la menace liée au délitement de l’armée russe et craignirent-ils le retour des armées ottomanes. Un groupe d’Assyriens remit alors au colonel Chardigny une Supplique du peuple assyrien aux puissances alliées. Ils y faisaient référence aux différentes étapes de leur histoire et aux raisons qui les avaient incités à se défendre contre les Ottomans en 1915 pour demander aux puissances alliées de « leur assigner une région où ils pourraient se regrouper sous un gouvernement chrétien ». La « région où le peuple assyrien pourrait être groupé le plus facilement paraît être celle de Mossoul », écrivit Chardigny à ses supérieurs. Cependant, il n’engageait pas davantage la responsabilité de la France, tout en supputant que « les Assyriens seraient heureux de se trouver sous sa protection ». Aussi, en raison de leur prestige, tiré selon lui, de la conquête de Bagdad en mars 1917, désigna-t-il le gouvernement britannique comme celui « qui répondrait aux aspirations des notables assyriens ». Toutefois, il n’en ajoutait pas moins que « les Assyriens seraient heureux de se trouver sous la protection de la France »11. Alsacien, ayant choisi de devenir français, le délégué apostolique Mgr Sontag qui résidait à Ourmia n’envisagea pas davantage de confier à la France la protection des Assyriens :

  • 12 Lettre de Mgr Sontag, Ourmia, le 10 juin 1917, ACM.

« À Ourmia, depuis le changement de régime en Russie, la discipline dans l’armée de nos alliés s’est bien relâchée. [...] Vu l’animosité qui existe entre chrétiens et musulmans, il semble que désormais la vie en commun sera bien difficile sans une protection étrangère, qui ne peut être que celle de la Russie. Sans cette protection étrangère, ce serait la dispersion des chrétiens à bref délai »12.

1918, la création irraisonnée de bataillons arméniens et assyro-chaldéens
par les Alliés dans la région d’Ourmia

15Le 18 décembre 1917, le comité bolchévique de Transcaucasie signa finalement avec la 3e armée ottomane l’armistice d’Ercinzan (Erzindjan) ; les armées russes abandonnèrent alors les fronts du Caucase et d’Iran. Multipliant les rencontres depuis qu’ils connaissaient les intentions des bolchéviques de sortir de la guerre, les alliés de la Triple Entente finirent, le 21 décembre 1917 à Paris, par s’y répartir les terrains de leurs futures actions autour de la Russie méridionale et de l’empire ottoman. Aux Britanniques revint ainsi le vaste espace compris entre la Mer Noire et le Golfe arabo-persique. Les armées britanniques étaient alors engagées en Mésopotamie pour prendre Mossoul. À partir de l’état-major allié de Tiflis, le colonel Shore, secondé par le colonel français Chardigny, chercha à combler la béance du front créée par l’évacuation des armées russes. L’idée germa de former des bataillons prélevés sur la population locale, chrétienne, pour tenir le front et alléger la pression ottomane sur le flanc droit des armées britanniques de Mésopotamie. Ici, le rôle principal fut joué par le capitaine Gracey, des services britanniques de Van, qui vint à deux reprises à Ourmia, en décembre 1917 et en janvier 1918, pour convaincre les chrétiens assyro-chaldéens et arméniens présents dans la région de s’engager dans ces bataillons destinés à être dirigés par des officiers russes tsaristes. Pour passer outre aux réticences du patriarche mar Shemun, réfugié en vallée de Salmas, Gracey en serait même venu à laisser miroiter aux Assyro-Chaldéens une possible autonomie après la guerre. Faute de preuve sérieuse, la question cependant demeure encore discutée aujourd’hui :

  • 13 Dr. V. Yonan, Délégation assyro-chaldéenne à la conférence de Paris. Rapport sur la participation a (...)

« Nous sommes heureux, déclare ainsi la délégation assyro-chaldéenne à la conférence de Paris, d’avoir participé avec nos grands alliés à la victoire, mais les sacrifices consentis par notre nation lui font espérer qu’elle sera appelée à en partager les fruits et qu’on tiendra l’engagement pris vis-à-vis d’elle de lui assurer son autonomie. »13

  • 14 Agha Petros, Bagdad, 10 mars 1919, Liste des 14 combats menés par les Assyro-Chaldéens contre les O (...)

16Il est certain que le colonel Chardigny a mis au service de ces bataillons le capitaine Gasfield et deux sous-lieutenants, membres de la formation sanitaire française (l’Ambulance alpine du Caucase) stationnée à Ourmia depuis septembre 1917 (Hellot-Bellier, 1996). L’initiative des Britanniques et des Français souleva l’indignation des Iraniens dont la souveraineté était ainsi une nouvelle fois bafouée, ainsi que celle du ministre français à Téhéran, Raymond Lecomte, tenu à l’écart de cette initiative. Parvenant pourtant jusqu’en juillet 1918 à retarder l’avance des armées ottomanes envoyées à Ourmia et Tabriz14, ces bataillons subirent la vindicte des Iraniens, comme l’ensemble des populations chrétiennes originaires de la région ou réfugiées là depuis 1915. Massacres et exil furent la rançon de leur engagement aux côtés des Alliés.

Déception des Assyro-Chaldéens
lors de la préparation des traités de paix

  • 15 Clemenceau, Paris, le 6 février 1918, à Monsieur le Président du Conseil syrien 3 rue Laffitte, Par (...)

17Lors de l’arrivée des armées ottomanes aux portes d’Ourmia, les chrétiens avaient pris la fuite dans la nuit du 31 juillet 1918 en direction des hommes de l’expédition Dunsterville (Dunsterville, 1920), à Hamadan. Harcelés tout au long du chemin par des adversaires iraniens et ottomans, ils arrivèrent épuisés au camp britannique de Hamadan. De là, la plupart d’entre eux furent transférés en octobre dans le camp britannique de Baqouba, au nord de Bagdad, qui accueillit jusqu’à 15 000 Arméniens et 35 000 Assyro-Chaldéens réfugiés d’Iran et du Hakkari, dont le patriarche assyrien lui-même. Le patriarche chaldéen résidait, quant à lui, toujours à Mossoul au milieu d’un important foyer de chrétiens chaldéens. D’après les accords Sykes-Picot de 1916, la région de Mossoul figurait dans la zone française. En novembre 1918, à Londres, après la prise de la ville par les Britanniques, Clemenceau accéda pourtant à la demande de Lloyd George de la laisser dans la zone britannique. À l’inquiétude des chrétiens de la région, Clemenceau se contenta d’un renvoi à « l’action traditionnelle exercée par la France en faveur des nationalités opprimées », ajoutant qu’il ne faillirait pas à cette tradition15.

Figure 1. Les Assyriens et les Assyro-Chaldéens sur les routes de l’exil, 1915-1935.

Figure 1. Les Assyriens et les Assyro-Chaldéens sur les routes de l’exil, 1915-1935.

Source : Fl. Hellot-Bellier.
Carte d’origine : H. Parmentier & V. Brault. Reprise par Fl. Troin • CITERES 2o2o.

18L’aide apportée par les chrétiens de la région d’Ourmia aux Alliés, suivie de leur massacre par les Ottomans en juillet 1918 et de leur exil en Mésopotamie en tant que réfugiés, leur donna des titres pour être représentés aux conférences de la Paix. En compensation de l’aide qu’ils avaient apportée à la Triple Entente en 1918, les chrétiens assyriens et chaldéens comptaient avant tout sur la Grande-Bretagne et sur la France pour être regroupés dans un « territoire national » où ils pourraient « jouir de leur autonomie » (Hellot-Bellier, 2014). Ils situaient ce territoire à cheval sur l’Iran, la Turquie et le futur Irak. Ils ne manquaient pas de savoir que les Arméniens et les Kurdes défendaient également auprès des Alliés leurs propres droits à l’autonomie dans les mêmes régions. Aussi les Assyro-Chaldéens envoyèrent-ils à Paris, entre 1919 et 1920, près de sept délégations différentes tant en provenance de Constantinople, du Caucase que des États-Unis ou d’autres pays d’accueil qui soumirent aux négociateurs des traités de paix jusqu’à onze mémorandums (Weibel-Yacoub, 2011). Français et Britanniques inclurent diversement leurs demandes dans la dette contractée par les Alliés à l’égard du « peuple assyro-chaldéen ».

  • 16 Notes rassemblées par ou pour Jean Gout, 196PAAP, 8, AMFAE. Les notes font partie d’un ensemble de (...)
  • 17 24 janvier 1919, 196PAAP, 8, AMFAE.

19Dans l’imbroglio généré par les visées impérialistes françaises et britanniques sur le Moyen-Orient et aggravé par le sursaut turc, les Assyro-Chaldéens seraient les grands perdants des négociations comme pouvaient le laisser pressentir, au début de l’année 1919, une série de notes, peut-être insuffisamment documentées, rédigées au Quai d’Orsay et destinées à éclairer les diplomates sur la situation des Assyro-Chaldéens16. Dans une première note du 24 janvier 1919, intitulée « La Question syrienne et la Révision éventuelle des Accords de 1916 »17, il est bien fait allusion aux nations opprimées maltraitées par les Ottomans, mais en prenant garde de ne pas faire échec aux « légitimes aspirations des populations arabes » :

« Il n’entre nullement dans les intentions de la France de faire échec aux légitimes aspirations des populations arabes ; le gouvernement de la République ne saurait toutefois permettre que d’autres groupes ethniques ou religieux soient opprimés par lesdites populations […]. Les services des troupes alliées en Orient seraient rendus stériles si les victoires remportées sur les Turcs, au lieu de libérer les populations opprimées d’Asie mineure, n’avaient uniquement pour résultat de les faire changer de maîtres ».

  • 18 Note sur les intérêts moraux et matériels de la France en Syrie, 1er février 1919, 196PAAP, 8, AMFA (...)
  • 19 Note sur l’indépendance chaldéenne, 18 février 1919, 196PAAP, 8, AMFAE, p. 44-49.

20Surgit également la crainte de voir la mainmise anglaise sur les villes saintes de Nadjaf et de Kerbala apparaître comme une provocation pour les musulmans de l’empire colonial français. Les généralités développées autour du thème de la traditionnelle sollicitude de la France envers les chrétiens en Syrie sont, certes, reprises une semaine plus tard dans une autre note du 1er février 1919 et intitulée « Note sur les intérêts moraux et matériels de la France en Syrie »18. L’exercice d’un protectorat séculaire sur les chrétiens remonterait aux croisades, avant son évolution vers une protection des minorités au moyen d’œuvres d’assistance. S’y retrouvent ainsi mentionnés la « vigilance des agents français », défenseurs « attitrés des chrétiens dans l’empire ottoman ». Les remarques de l’auteur de la Note sur l’indépendance chaldéenne, en date du 18 février 1919, semblent encore plus surprenantes19 : ce dernier ne considère alors que les chaldéens, chrétiens relevant de l’Église unie à Rome, et non l’ensemble des chrétiens assyriens et chaldéens. Est-ce là l’écho de la lutte d’influence que se livraient Français et Britanniques à Bagdad et à Mossoul ? La nouveauté des revendications des Chaldéens est en effet prise en compte, même si c’est avec une certaine condescendance, tandis que, paradoxalement, les Assyriens sont juste évoqués en fin de texte, et encore d’une manière négative :

« La France en particulier, qui exerce traditionnellement sur le Patriarcat catholique chaldéen de Mossoul une protection dont elle n’a cessé de remplir tous les devoirs, ne saurait admettre que le Patriarcat nestorien voulût abuser, au détriment même de l’unité chaldéenne, de l’appui intéressé qu’il rencontre chez certains fonctionnaires britanniques de Mésopotamie. Autant le patriarche Mar-Shomoun, traitreusement assassiné en 1918 lors de l’accomplissement d’une mission conciliatrice, était un esprit droit et éclairé, autant son neveu, qui lui succède aujourd’hui est, aux dires des Chaldéens eux-mêmes, inférieur en courage et en intelligence. »

  • 20 Sœur du patriarche mar Shemun Benyamin, Surma guidait en effet le très jeune mar Shemun Paulus qui (...)

21La note faisait ainsi allusion aux demandes d’autonomie des chaldéens, justifiée en ce sens par l’oppression qu’ils avaient subie, comme les Arméniens, tout au long de leur histoire : « Les Chaldéens sont, historiquement, aussi fondés que les Arméniens à réclamer le bénéfice d’une déclaration qui sera un acte de justice à l’égard d’une population longtemps opprimée ». Ils n’en demeuraient pas moins encore identifiés par leur appartenance à l’Église chaldéenne au seul travers de la « traditionnelle protection accordée par la France au patriarche chaldéen résidant à Mossoul ». Arguant à la fois de leur « faiblesse numérique » et de leur « manque de civilisation », la note tendait, cependant, à dissuader la diplomatie française de prendre en compte leurs demandes. Ces obstacles s’effaçaient néanmoins devant le rappel des persécutions et des exodes subis, à l’exemple des massacres récemment perpétrés par les Ottomans de part et d’autre de la frontière turco-iranienne. S’y ajoutait la conviction non dénuée de condescendance que le futur « État de Chaldée », appelé à regrouper les exilés, n’atteindrait qu’« avec l’aide d’une grande puissance européenne, un minimum de civilisation indispensable à la marche d’un gouvernement moderne ». De la sécurité à venir naîtrait donc le progrès et la « civilisation ». Aussi semblait-il que les « Assyriens de mar Shemun » avaient suffisamment souffert des persécutions des Ottomans pour que leur situation fît l’objet de l’attention des négociateurs. La sincérité du patriarche, décrit sous l’influence de sa sœur Surma20, est toutefois gravement mise en cause, les rédacteurs allant jusqu’à écrire que ce dernier « abusait de l’appui de certains fonctionnaires britanniques de Mésopotamie ». Ainsi, c’est même lui qui offrirait à « l’Angleterre de maintenir la Chaldée en perpétuelle anarchie intérieure, faute de pouvoir lui faire accepter son influence ». La note s’inscrit ici dans le contexte des difficiles relations entre les Alliés en Mésopotamie perceptibles au sein du camp de réfugiés de Baqouba et dans l’épineuse question de l’avenir de Mossoul. À Baqouba se trouvait alors Agha Petros, cet Assyrien de la tribu assyrienne Baz qui avait recueilli une partie de l’ascendant du patriarche mar Shemun Benyamin après son assassinat en vallée de Salmas en mars 1918 par le Kurde Simko. Passé à Ourmia à la tête des combattants assyro-chaldéens des bataillons levés au début de l’année 1918, il avait fait ensuite obstacle plusieurs mois durant à l’avancée des armées ottomanes entre le Caucase et la province iranienne d’Azerbaïdjan. Devant tant de vicissitudes et de drames, concluait l’auteur de la note, « on ne pouvait refuser, à la Chaldée la reconnaissance de son autonomie » :

« En même temps qu’une mesure de justice, le geste des Alliés serait un acte de reconnaissance à l’égard du vaillant petit peuple qui sut trouver en lui-même plusieurs milliers de combattants pour défendre avec courage, à nos côtés, son droit à l’existence et faire triompher le droit des plus faibles à la justice et à la liberté. »

22Deux mois plus tard, une nouvelle note, rédigée au sein de la « Direction Asie Océanie », empreinte du regret à peine voilé du maintien de Mossoul sous l’influence britannique, abordait avec plus d’empathie la situation des populations kurdes et assyro-chaldéennes du Hakkari :

  • 21 Paris, 14 avril 1919, Note, Direction des Affaires politiques et commerciales, Asie-Océanie, Levant (...)

« Les Assyro-Chaldéens […] cette population chrétienne à laquelle la France a accordé son appui depuis le xviie siècle montre un attachement fidèle à notre pays et à notre langue et ses délégués sont venus de Constantinople demander l’aide et l’appui de la France. Ils ont plus encore que les Arméniens souffert des fureurs des Turcs et des Allemands pendant la guerre et méritent que nous ne les abandonnions pas. »21

Les Assyro-Chaldéens en Syrie, 1933 :
du statut de réfugiés à celui de colon

Hésitations françaises en Djezireh syrienne

23En dépit des efforts déployés par les délégués assyro-chaldéens à Paris comme à Londres, leurs demandes d’autonomie demeurèrent finalement sans réponse. Leurs espoirs se heurtèrent à la rivalité franco-britannique et aux intérêts respectifs des deux puissances tant à propos de l’avenir des provinces arabes de l’ancien empire ottoman que du délicat tracé des frontières. La référence au choix des tribus assyriennes de se ranger du côté des Russes en 1915 ne servit en fin de compte qu’à justifier le maintien du Hakkari vidé de ses chrétiens dans la Turquie nouvelle ; c’était un mauvais procès fait à l’ensemble des Assyro-Chaldéens par des politiques français qui cherchaient d’abord à ménager les futures relations de la France avec la Turquie. Les bons sentiments manifestés par les diplomates du Quai d’Orsay ne générèrent donc pas d’engagements concrets, sinon, de vagues promesses d’attention, à l’instar du général Weygand en 1923.

24Alexandre Millerand, en sa double qualité de président du conseil et de ministre des Affaires étrangères, sembla pourtant vouloir montrer, en 1920, que les principes sur lesquels reposait l’aide de la France aux chrétiens du Moyen-Orient allaient évoluer. Il affirma au général Gouraud, haut-commissaire en Syrie depuis 1919, que les objectifs de la France en Syrie et en Turquie, ne relèveraient plus du principe de la protection, mais désormais du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes :

  • 22 Alexandre Millerand au général Gouraud, 4 mai 1920, Avant-projet des objectifs de la France en Syri (...)

« En Syrie, le maintien et l’affirmation de notre situation traditionnelle peuvent trouver une forme nouvelle dans l’application des principes modernes qui, en ces dernières années, ont permis la réalisation de la Société des Nations et consacré le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. En favorisant selon leurs capacités le développement progressif des autonomies (Liban, Hauran, Ansarieh, Assyro-Chaldéens), nous pouvons assurer à notre influence des éléments dont, comme vous-même, j’apprécie l’intérêt. »22

25Le général Gouraud fut donc pour les Assyro-Chaldéens un véritable interlocuteur. En témoignèrent Agha Petros, tout comme melik (malek) Kambar, de la tribu assyrienne Djelo, qui cherchait à faire accueillir en Syrie les Assyriens réfugiés au Caucase. Le général Gouraud n’hésita pas, en effet, à recevoir des délégués du camp de Baqouba ou à enrôler les chrétiens dans les bataillons du Levant avant de devoir démissionner en 1923. La France ouvrit ses portes à un petit nombre d’Assyro-Chaldéens comme Agha Petros, à Marseille et à Toulouse, mais la situation des 30 à 40 000 Assyriens demeurés en Mésopotamie sous mandat britannique resta incertaine dans la mesure où leur installation définitive dépendait des stratégies françaises et britanniques dans la région. Ayant choisi de développer la province de la Djezireh afin de stabiliser la frontière nord-est syrienne et de justifier la tâche « civilisatrice » de la France au Levant (Velud, 1993 ; Gorgas, 2010), les autorités françaises de Syrie organisèrent l’accueil d’Arméniens sur le sol syrien puis, en 1925, de Kurdes soumis à la répression des troupes de Kemal Ataturk, dans une zone qui s’étendait en particulier le long de la frontière turque. Ce ne fut cependant qu’en 1933 que les Assyro-Chaldéens constituèrent l’une des pièces du puzzle élaboré par les Français en Syrie.

26Tout commence le 17 juillet 1933, quand « vers 9 heures du matin, deux Irakiens se présentaient au Bureau des Services spéciaux d’Andivar », comme l’indique le long rapport rédigé, le 12 août 1933, sur les bords de l’Euphrate, à Deir ez-Zor en Syrie, par le colonel Goudouneix, délégué-adjoint du haut-commissariat en Djezireh. Ce dernier poursuit :

  • 23 « Rapport du colonel Goudouneix, délégué adjoint du Haut-Commissaire, au sujet des incidents Tayari (...)

« À l’Inspecteur adjoint qui les reçut, ils déclarèrent se nommer Malek Yacoub et Malek Loko et être les deux chefs de la tribu “Tayarié” de religion Assyro-chaldéenne, et sollicitèrent pour eux et pour leurs familles, l’autorisation de s’établir en Syrie. Se conformant aux instructions reçues, l’officier des Services spéciaux leur fit connaître qu’il ne pouvait autoriser leur entrée en Syrie et qu’il allait en référer aux autorités supérieures. »23

  • 24 Agha Petros, Mindan, 27 novembre 1920, Memorandum to the Director of Repatriation, Levant 1918-1940 (...)
  • 25 Miss Bell, Rapport 1920-1922, Levant 1918-1940, Irak, 26, AMFAE.

27Le décor est planté. Les deux chefs de tribu [maleks] appartenaient aux tribus assyriennes qui avaient fui les attaques des troupes ottomanes dans le Hakkari en 1915 pour se réfugier en Iran. L’un, malek Yako, était à la tête des Tiyaris, l’autre, malek Loko, à la tête des Tkhouma. La suite des événements montrera qu’ils étaient, en réalité, délégués par l’ensemble des tribus assyriennes hébergées dans le camp de Baqouba à la fin de l’année 1918, puis transférées dans le camp de Mindan, non loin de Mossoul. Leur tentative de retour dans les montagnes du Hakkari en 1920 ayant échoué24, ils étaient donc restés dans la région de Mossoul sans bénéficier toutefois du statut de réfugiés. Un grand nombre d’entre eux s’engagèrent alors dans les troupes Levies des Britanniques. Celles-ci avaient succédé, en 1919, aux anciennes troupes locales auxiliaires de l’armée britannique. D’abord ouvertes aux Arabes et aux Kurdes, elles le furent aux chrétiens à la fin de l’année 1920. Les Assyriens composèrent les effectifs de quatre compagnies assyriennes et d’une compagnie mixte kurde et assyrienne qui constituèrent une véritable force militaire le long du Tigre, faisant face aux révoltes locales ou aux troupes kémalistes au nord25. Chargés ensuite de la garde des camps d’aviation de la Royal Air Force, ils formèrent des troupes disciplinées, conscientes de leur appartenance à la nation assyrienne minoritaire, mais considérées comme étrangères par la population arabe. L’annonce de la fin du mandat britannique et de l’indépendance de l’Irak précipita leur démission des Levies en juin 1932, car ils craignaient de vivre sous un gouvernement musulman. Leurs engagements furent cependant prorogés bien que les Britanniques aient envisagé de faire plutôt appel à des troupes stationnées en Égypte pour garder les aérodromes du pays (Browne, 1932 ; Omissi, 1990).

28En 1931, mar Shimun Ishaï, consacré patriarche en 1920 dans le camp de Baqouba après la mort de son oncle mar Shimun Paulus – successeur de son frère mar Shimun Benyamin assassiné en 1918 en Azerbaïdjan – avait été autorisé à venir présenter à la Société des Nations (SDN) une demande de regroupement des Assyriens dans une région du futur Irak, région qu’ils souhaitaient autonome. Face à la fin de non-recevoir opposée par la SDN, le patriarche était revenu à Bagdad où les autorités du nouvel Irak ne lui avaient reconnu que le seul exercice de son pouvoir spirituel. Devant son refus de se dessaisir de son pouvoir temporel, il fut mis en résidence surveillée, puis expulsé à Chypre. La démarche des deux maleks, anciens officiers des Levies britanniques, traduisait ainsi l’espoir des Assyriens de trouver une place en Syrie sous mandat français depuis la conférence de San Remo, non en tant que réfugiés ou anciens protégés mais en tant que membres d’une minorité qui n’avait pas ménagé son aide aux anciens alliés de la Triple Entente.

  • 26 Jean-Louis Helleu (1885-1955) avait fait des études de droit et exercé les fonctions d’avocat, avan (...)

29Portée au niveau local, la réponse française, nette et immédiate, fut celle d’un refus sans considération aucune pour la situation des Assyro-Chaldéens. À Andivar, dans la Djezireh syrienne placée sous administration militaire française jusqu’à la fin du mandat (Dillemann, 1979, p. 35-58), on connaissait peu les Assyro-Chaldéens pour lesquels le colonel Goudouneix confond, dans son rapport adressé au haut-commissaire, religion et identité. Deir ez-Zor était alors connu comme l’un des lieux du génocide des Arméniens dont l’accueil des survivants avait été officiellement organisé par les autorités françaises en Syrie depuis 1920. Peu néanmoins savaient que les Assyro-Chaldéens avaient également été victimes de massacres de la part des Ottomans. L’été 1933 fut, par ailleurs, une période délicate, tout à la fois de vacance politique et de contestation, dans l’histoire du mandat français, au moment où le haut-commissaire Henri Ponsot quittait son poste sans attendre son successeur Damien de Martel. Il avait été confronté tout à la fois aux revendications des nationalistes syriens d’une Syrie indépendante et unitaire comme à la pression du Quai d’Orsay, aussi bien qu’à celle de Robert de Caix, délégué français auprès de la commission permanente des mandats de la SDN depuis 1923, qui défendaient une Syrie moins unitaire que fédéraliste. H. Ponsot avait alors tenté d’imposer une constitution favorable à l’action de la France, prélude à l’indépendance et à l’existence d’une Syrie nouvelle. Ce fut donc Jean-Louis Helleu, ministre plénipotentiaire délégué du haut-commissaire à Beyrouth depuis 1930 après avoir été secrétaire des ambassades de France à Athènes, puis à Moscou, qui géra l’arrivée des Assyriens en Djezireh (Hellot-Bellier, 2007, p. 292-299)26. Laisser entrer les Assyriens, même en petit nombre – 700 à 800 individus à peine –, ne lui semblait pas en contradiction avec les préconisations du ministre des Affaires étrangères, André Tardieu, de jouer sur les divisions internes syriennes, mais lui paraissait en revanche risquer d’exacerber l’irritation des nationalistes syriens (Méouchy, 2002). Enfin, l’abornement de la frontière entre l’Irak et la Syrie, adoptée en 1930 et franchie par les deux maleks, n’était pas encore achevé. Aussi allaient-ils magistralement en tirer parti.

Revirement français : l’accueil de colons assyriens en Haute Djezireh syrienne

30Tout se joua ainsi autour de Faysh Khabour, à un kilomètre du point où la frontière syrienne rejoignait le Tigre, point de fixation que les Irakiens souhaitaient faire évacuer, comme de part et d’autre du Tigre et du Sufan Déré. Des avions irakiens et britanniques, puis français, survolèrent d’abord les Assyriens rassemblés sur la rive droite du fleuve. Le capitaine Larrieste, généralement basé à Deir ez-Zor, vint négocier avec eux et chercha à leur obtenir des autorités irakiennes la garantie de pouvoir reprendre leur vie dans le pays. « Nous ne retournerons jamais en Irak », leur rétorquèrent, cependant, les deux maleks, venus du campement. Le 30 juillet 1933, au petit matin, 415 Assyriens, des hommes avec des chevaux ou des mulets, pénétrèrent donc en territoire syrien. Ils furent désarmés avant d’être conduits vers un camp plus sûr, éloigné de la frontière. Des commerçants furent même autorisés à leur vendre des denrées alimentaires. Pourtant, en haut lieu, les autorités françaises du haut-commissariat continuaient à refuser toute entrée des Assyriens en Syrie. Dans son rapport en date du 12 août 1933, le colonel Goudouneix rappelle ainsi que, dix jours auparavant, il en avait encore reçu la consigne :

  • 27 Goudouneix, Deir ez-Zor, 12 août 1933, Syrie-Liban, Cabinet politique, 586.

« Je leur faisais part de la décision prise par les autorités mandataires et locales de ne pas accepter en territoire syrien de groupement quel qu’il soit venant des pays voisins. En conséquence, je leur conseillais de rentrer paisiblement en Irak. »27

31Mais, le 9 août 1933, en répondant aux Irakiens qui accusaient les Français d’avoir redonné leurs armes aux Assyriens qui s’apprêtaient à retourner en Irak, Jean-Louis Helleu apporta des informations qui, dès le 22 juillet, témoignent d’un changement d’attitude du côté français :

  • 28 Jean-Louis Helleu, Beyrouth, 9 et 10 août 1933, Levant 1918-1940, Irak, 77, AMFAE.

« Les Tayars ont franchi le Tigre et ils se sont présentés sur le Sufan le 20, et non le 21. Ils se sont groupés au sud de la rivière, entre l’embouchure et le poste irakien de Khanik, donc en territoire d’Irak. Ce n’est que le 29 ou le 30 juillet qu’environ 400 Tayars, par suite semble-t-il d’une mauvaise interprétation locale de mes instructions, ont été admis à franchir le Sufan en déposant leurs armes et à pénétrer sur le territoire syrien. […] Notre position en ce qui concerne l’interdiction de repousser les Tayars par la force, leur désarmement pour la durée de leur séjour en territoire syrien et leur maintien à la frontière étaient connus dès le 22 tant de Bagdad que du consul d’Angleterre à Beyrouth (Satow). Depuis lors toutes les démarches faites auprès de M. Lépissier portaient sur l’éloignement des réfugiés de la frontière, alors que tout mon effort et celui de Sir Harold Satow tendaient à presser le gouvernement irakien de rechercher un règlement et de désigner une personnalité qualifiée pour prendre contact avec les Tayars. Aucune réponse sur ce point ne nous a été donnée 16 jours durant. »28

  • 29 Paul Lépissier, Rapport au ministre des affaires étrangères et à la SDN, Bagdad, 5 septembre 1933, (...)

32Convaincus de l’hostilité du gouvernement irakien à leur égard, les maleks ne cessaient cependant d’opposer « la mauvaise foi des représentants du gouvernement anglais ». Le 4 août, les fugitifs, qui avaient fini par accepter de regagner la rive gauche du Tigre, furent rapidement encerclés par des Irakiens armés29. Les premiers coups de feu furent tirés dans la soirée. Le 5 août, artillerie et avions bombardèrent les Tiyaris, jusqu’au 8 août. Les blessés furent transportés du côté syrien en même temps que des groupes d’Assyriens. Le capitaine Larrieste ordonna de déplacer le campement en zone syrienne et malek Yaco gagna la rive droite du Tigre avec une soixantaine d’hommes qui furent dirigés vers l’intérieur. Dans l’après-midi du 8 août, les forces armées irakiennes de Faysh Khabour furent évacuées vers Mossoul. Les Assyriens furent alors dirigés vers la ville d’Hassetché sur le Haut-Khabour, affluent de l’Euphrate (Bohas, Hellot-Bellier, 2008).

  • 30 Paul Lépissier, Bagdad, 5 septembre 1933, SDN, 484, AMFAE.

« À la date du 9 août, l’effectif du groupement tyari [sic] comprenait 529 hommes, 13 hospitalisés blessés et 374 animaux. Des renseignements de source sérieuse, il résulterait que les pertes tyaries, certaines à ce jour, sont de 5 tués au cours du combat, 21 fusillés (livrés aux Kurdes par les autorités irakiennes), 3 noyés et 12 blessés. Les pertes irakiennes seraient beaucoup plus importantes. »30

33À partir du 9 août, les autorités irakiennes cherchèrent à entrer en relation directe avec les autorités syriennes, la première entrevue ayant lieu à Deir ez-Zor. Les Français tentèrent alors de convaincre les Irakiens de laisser partir d’autres Assyriens, en particulier ceux qui faisaient face aux Kurdes dans le Nord irakien.

  • 31 Lucas, Mossoul, 16 août 1933, Levant 1918-1940, Irak, 77. Lépissier, 5 septembre 1933, SDN, 484, AM (...)

34Dans la correspondance échangée avec la SDN, les Irakiens accusèrent les Français de n’avoir pas respecté les accords passés au cours des années 1920. Le manque de coopération entre les deux mandataires favorisa sans doute la montée en Irak d’une inquiétude fondée à la fois sur la crainte de voir les Assyriens abandonner le Nord de l’Irak pour passer en Syrie et sur la perception d’une menace suscitée par des Assyriens capables de riposter à l’armée irakienne, tandis que l’agitation de groupes de Kurdes constituait aux yeux des Turcs une menace. C’est alors que la région de Dehok-Nouhadra fut le théâtre de massacres d’Assyriens et de leurs familles qui culminèrent à Simmel le 11 août 1933, massacres imputés par les Assyriens à l’armée irakienne sous le regard des Britanniques qui n’intervinrent pas. Pour l’historiographie récente, le nombre d’un millier de morts, au moins, fait l’unanimité (Tachjian, 2004 ; Bohas, Hellot-Bellier, 2008, 2014), bien qu’il soit sans doute plus important. « Le gouvernement irakien concentre toutes les troupes disponibles renforcées par des irréguliers arabes et plusieurs chefs kurdes. Les assassinats sont journaliers », alertait ainsi Paul Lépissier, chargé d’affaires français à Bagdad. Dans le rapport qu’il rédigea en septembre, il insista sur la confusion qui régnait, faisant des victimes assyriennes tantôt des rebelles tantôt des martyrs31.

  • 32 Paris, 16 septembre 1935, Syrie-Liban, Cabinet politique, 582, AMFAE.

35À la fin de l’année 1933, les Français saisirent donc la SDN en sa qualité de protectrice des minorités. En 1934, 1 400 femmes assyriennes et leurs enfants rejoignirent ainsi leurs conjoints ou leurs pères en Syrie. À ce nombre, s’ajouta en 1935 celui des 336 veuves et enfants, rescapés du massacre de Simmel, puis celui de 1 500 « pauvres Assyriens », évoqués comme tels dans les documents du haut-commissariat, en provenance du camp de Mossoul en cours de fermeture. En mai 1935, 8 382 Assyriens, femmes, hommes et enfants avaient été en fin de compte pris en charge32. Le secrétaire général du ministère français des Affaires étrangères Alexis Saint-Léger justifia ainsi l’accueil des Assyro-chaldéens d’Irak sur le territoire sous mandat français en faisant sienne la référence ancienne aux traditions nationales de la France mais en invoquant aussi le devoir d’humanité (Kévonian, 2004, p. 511) :

  • 33 Paris, 26 août 1934, SDN, 481, AMFAE.

« Le Département n’a jamais marqué d’opposition de principe à l’établissement en Syrie d’éléments minoritaires chrétiens chassés de leur pays. Cette attitude répond à un devoir élémentaire d’humanité, à nos traditions nationales et aux obligations particulières que nous crée notre rôle séculaire de protecteurs de la chrétienté en Orient. »33

  • 34 Levant 1918-1940, Irak, 50 ; SDN, 481 et volumes suivants, AMFAE.
  • 35 Genève, 1er janvier 1936, Société des Nations, Cabinet politique, 582, AMFAE.

36Les événements de l’été 1933 accélérèrent néanmoins l’adoption par la SDN d’un plan officiel d’établissement des Assyro-Chaldéens en Syrie après l’échec de deux plans d’installation en Irak même, puis sur le continent américain au Brésil, en Guyane et au Panama. L’établissement fut confié à un représentant de l’Office international Nansen pour les réfugiés et apatrides – créé en 1930 par la SDN – à savoir un expert suisse, Georges Burnier, déjà sollicité pour les Arméniens. Le gouvernement français fit alors des nouveaux arrivants, comme de ceux qui avaient forcé le passage en 1933, des colons d’une minorité en attente de naturalisation dans le respect de leur ancienne structure tribale mais, en revanche, sans droits juridiques (Kévonian, 2004, p. 519-530 ; Ghebali, 2013). Ce n’est, toutefois, qu’en échange des contributions financières irakiennes, britanniques et de la SDN à leur prise en charge que les autorités françaises consentirent à admettre les nouveaux venus, au nombre de 24 ou 25 000 individus, car susceptibles de mettre en valeur des territoires déshérités du territoire syrien (Bohas, Hellot-Bellier, 2008)34. Leur installation dans la plaine du Ghab sur l’Oronte s’étant cependant heurtée à l’opposition de la population syrienne locale, c’est le long du Khabour, qui se jette dans l’Euphrate en aval de Deir ez-Zor, que les Assyriens édifièrent leurs maisons à coupoles, dûment encadrés par les autorités militaires françaises et par un Conseil des Trustees (Conseil d’administration) institué le 18 décembre 1935 par la SDN, domicilié à Beyrouth et doté de capacité juridique. C’est finalement le 1er janvier 1936 qu’il entra en fonction sous la présidence d’Henri Cuénod, expert en question de réfugiés, avec la participation du commandant Duprez, remplacé peu après par le capitaine Vuilloud, représentant le haut-commissaire, et celle enfin du Dr Bayard Dodge, président de l’Université américaine de Beyrouth35. Ce n’est néanmoins qu’à la veille de la guerre que les Assyriens de Syrie purent accéder à la nationalité syrienne.

Conclusion

  • 36 Voir les contributions de Nathan Jobert, Alexis Artaud de La Ferrière et Claire Lefort dans ce numé (...)

37Si, depuis quatre siècles, les relations de la France ont été réelles avec les chrétiens de l’Église chaldéenne en Mésopotamie, en Anatolie orientale, puis en Iran, elles sont, en revanche, demeurées très limitées avec ceux de l’Église assyrienne d’Orient. Par ailleurs, la protection française à laquelle aspiraient les chaldéens pour s’affranchir de l’ancienne protection dans laquelle les confinait le statut de dhimmi n’a pas été à la hauteur de leurs attentes. Les relations, guidées par les intérêts français, ont été dissymétriques. Depuis le début du xxe siècle, elles s’inscrivent dans le cadre d’un protectorat effectif, moral, parfois concret. Certes, une complicité s’est installée avec les protégés de la France, qui leur a offert de développer avec celle-ci une relation d’un autre type quand leurs revendications, liées à la conscience de former une minorité, l’ont emporté sur leur appartenance religieuse. Sur ce chemin semé, comme on l’a vu, d’embûches, ces derniers ont néanmoins été de déconvenue en déconvenue alors qu’ils pensaient récolter les fruits de l’aide fournie à la France et à la Grande-Bretagne pendant la Première Guerre mondiale et qu’ils avaient placé, en 1933, tous leurs espoirs dans la France du mandat syrien. Mais il fallait tenir compte du contexte international et des revendications des nouvelles nations. Dans le cadre nouveau de l’aide humanitaire, il est aujourd’hui des politiques français désireux de retrouver une politique assyrienne et de renouer des liens de protection36 : des villages entiers d’Assyro-Chaldéens de Turquie ont été accueillis en Île-de-France où ils semblent bien intégrés et le consulat de France établi à Erbil participe à la prise en charge des Assyro-Chaldéens qui fuient les actions des terroristes en Irak. Financée en très grande partie par les dons des Français, l’Œuvre d’Orient agit aussi pour maintenir la présence des Assyro-Chaldéens au Moyen-Orient (Sako, 2015) mais la relation demeure encore déséquilibrée et peine à s’appuyer sur des échanges culturels véritables et réciproques.

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Bibliographie

Bohas G., Hellot-Bellier F., 2008, Les Assyriens du Hakkari au Khabour. Mémoire et histoire, Paris, Geuthner.

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Notes

1 Correspondance politique des consuls (CPC) Turquie, Bagdad, I, Archives du ministère français des Affaires étrangères (AMFAE). La Société de la Propagation de la Foi a été officiellement constituée en 1822.

2 CPC Turquie, Bagdad et Mossoul, Botta, Mossoul, le 14 avril 1843, AMFAE.

3 Correspondance politique (CP), Perse, XIX, Guizot, Paris, 14 février 1844, AMFAE.

4 Outrey, Trébizonde, le 31 janvier 1839, AMFAE, Correspondance commerciale des consuls (CCC) Trébizonde.

5 Mossoul, le 25 janvier 1884 et Bagdad 28 janvier 1889, CPC Turquie, Mossoul, II, Bagdad, VII, AMFAE.

6 Salmas, 13 décembre 1848, annexe à la dépêche Téhéran 31 décembre 1848, CP, Perse, 23, AMFAE.

7 Extrait de la Lettre des patriarches, Mossoul, le 8 avril 1859, CCC Mossoul, I, Mossoul, AMFAE.

8 Téhéran, le 20 mars 1864, CP Perse, 33, AMFAE. La pratique du jadid el-islam, introduite au xvie siècle dans l’empire perse safavide, permettait à la famille d’accueil d’un chrétien ou d’un juif converti à l’islam, de gré ou de force, de détourner l’héritage de ce dernier.

9 Malek Yacoub, le 1er février 1885, CPC Mossoul, 3, AMFAE.

10 Bagdad, le 6 avril 1895, CPC Turquie, Bagdad, 7, AMFAE.

11 Annexe XIV, Service historique de la Défense (SHD), 7N, 40. Tiflis, juillet 1917, SHD, 16N, 3180 ; Nouvelle Série (NS), Perse, 46, AMFAE.

12 Lettre de Mgr Sontag, Ourmia, le 10 juin 1917, ACM.

13 Dr. V. Yonan, Délégation assyro-chaldéenne à la conférence de Paris. Rapport sur la participation assyro-chaldéenne à la guerre, Levant 1918-40, Irak, 55, AMFAE.

14 Agha Petros, Bagdad, 10 mars 1919, Liste des 14 combats menés par les Assyro-Chaldéens contre les Ottomans, sur le territoire iranien, entre janvier et juillet 1918, Levant 1918-1940, Irak, 49, AMFAE.

15 Clemenceau, Paris, le 6 février 1918, à Monsieur le Président du Conseil syrien 3 rue Laffitte, Paris, Papiers Jean Gout, 196PAAP, 7, AMFAE.

16 Notes rassemblées par ou pour Jean Gout, 196PAAP, 8, AMFAE. Les notes font partie d’un ensemble de documents où se trouvent deux longues notes : Note sur l’Arménie, 9 février 1919, p. 10-43, et Note sur le Kurdistan, 29 mars 1919, p. 123-144. Aucune des notes remise à Jean Gout n’est signée.

17 24 janvier 1919, 196PAAP, 8, AMFAE.

18 Note sur les intérêts moraux et matériels de la France en Syrie, 1er février 1919, 196PAAP, 8, AMFAE.

19 Note sur l’indépendance chaldéenne, 18 février 1919, 196PAAP, 8, AMFAE, p. 44-49.

20 Sœur du patriarche mar Shemun Benyamin, Surma guidait en effet le très jeune mar Shemun Paulus qui avait succédé en 1918 à son frère à Ourmia et qui mourut à Baqouba en 1920.

21 Paris, 14 avril 1919, Note, Direction des Affaires politiques et commerciales, Asie-Océanie, Levant 1918-1940, Syrie, 12, AMFAE.

22 Alexandre Millerand au général Gouraud, 4 mai 1920, Avant-projet des objectifs de la France en Syrie et en Turquie, Levant 1918-1940, Syrie, 27, AMFAE.

23 « Rapport du colonel Goudouneix, délégué adjoint du Haut-Commissaire, au sujet des incidents Tayariés dans le secteur du Tigre. No 3136/SP », 26 pages dactylographiées, Syrie-Liban, Cabinet politique, 586, AMFAE.

24 Agha Petros, Mindan, 27 novembre 1920, Memorandum to the Director of Repatriation, Levant 1918-1940, Irak, 52, AMFAE.

25 Miss Bell, Rapport 1920-1922, Levant 1918-1940, Irak, 26, AMFAE.

26 Jean-Louis Helleu (1885-1955) avait fait des études de droit et exercé les fonctions d’avocat, avant de mener une carrière diplomatique. Il fut nommé délégué général en Syrie et au Liban par le général de Gaulle en 1943.

27 Goudouneix, Deir ez-Zor, 12 août 1933, Syrie-Liban, Cabinet politique, 586.

28 Jean-Louis Helleu, Beyrouth, 9 et 10 août 1933, Levant 1918-1940, Irak, 77, AMFAE.

29 Paul Lépissier, Rapport au ministre des affaires étrangères et à la SDN, Bagdad, 5 septembre 1933, SDN, 484, AMFAE.

30 Paul Lépissier, Bagdad, 5 septembre 1933, SDN, 484, AMFAE.

31 Lucas, Mossoul, 16 août 1933, Levant 1918-1940, Irak, 77. Lépissier, 5 septembre 1933, SDN, 484, AMFAE.

32 Paris, 16 septembre 1935, Syrie-Liban, Cabinet politique, 582, AMFAE.

33 Paris, 26 août 1934, SDN, 481, AMFAE.

34 Levant 1918-1940, Irak, 50 ; SDN, 481 et volumes suivants, AMFAE.

35 Genève, 1er janvier 1936, Société des Nations, Cabinet politique, 582, AMFAE.

36 Voir les contributions de Nathan Jobert, Alexis Artaud de La Ferrière et Claire Lefort dans ce numéro.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Les Assyriens et les Assyro-Chaldéens sur les routes de l’exil, 1915-1935.
Crédits Source : Fl. Hellot-Bellier.Carte d’origine : H. Parmentier & V. Brault. Reprise par Fl. Troin • CITERES 2o2o.
URL http://journals.openedition.org/emam/docannexe/image/2912/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 376k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Florence Hellot-Bellier, « Les relations ambiguës de la France et des Assyro-Chaldéens dans l’histoire »Les Cahiers d’EMAM [En ligne], 32 | 2020, mis en ligne le 06 mai 2020, consulté le 31 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/emam/2912 ; DOI : https://doi.org/10.4000/emam.2912

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