Selon Lemine Ould Salem et François Margolin, les réalisateurs du documentaire contesté, le film aux sept César leur doit beaucoup. Ce que nie Abderrahmane Sissako. Le point sur la polémique avant la diffusion ce mardi 23 février sur Canal +.
Publié le 23 février 2016 à 18h30
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h27
C'est l'histoire d'un film mort-né dont plus grand monde ne veut. Salafistes, de Lemine Ould Salem et François Margolin, a fait couler l'encre à flots et mis en rogne d'éminents spécialistes des images, comme la philosophe Marie-José Mondzain, expliquant en quoi ce documentaire « restitue le catéchisme djihadiste ». Le film a été, de fait, économiquement condamné par son interdiction aux moins de 18 ans. Qui pourrait dès lors imaginer que Salafistes est le géniteur maudit de Timbuktu, ce grand film de fiction qui a si bien su capter lumières et lauriers — plus de 1,5 million de spectateurs en France, sept césars dont celui du meilleur film ?
A de rares exceptions près, on a loué la splendeur poétique du film d'Abderrahmane Sissako. On a exalté le courage d'un cinéaste mauritanien se dressant avec panache contre ceux qui entendaient mettre l'Afrique à genoux. Mais peu ont évoqué la genèse contrariée de Timbuktu. Et pour cause : Sissako n'a jamais mentionné ni remercié ses anciens collaborateurs, que ce soit au générique du film, à la tribune des Césars ou au fil de ses interviews. Aujourd'hui, deux versions des faits s'opposent. Un affrontement où certains ont beau jeu de voir deux positions idéologiques inconciliables : d'un côté la fiction qui résiste aux barbares en les faisant passer pour des Pieds Nickelés ; de l'autre, le docu qui ferait le jeu des terroristes en les montrant tels qu'ils sont. La réalité semble plus compliquée...
La genèse méconnue de “Timbuktu”
Printemps 2012. Tombouctou et Gao tombent aux mains des salafistes. Depuis des années, Lemine Ould Salem couvre le nord du Mali pour différents médias français. Le journaliste mauritanien part sur place accompagner un reporter de M6. « Là-bas, par l'intermédiaire d'un journaliste d'Al-Jazira, je prends contact avec le porte-parole d'Ansar Dine, l'un des groupes armés salafistes qui tiennent alors Tombouctou. En août, je rencontre François Margolin, qui me fait part de son envie de s'associer à moi pour faire un film qui rendrait compte de la vie quotidienne sous la charia. » Ansar Dine fait alors savoir à Lemine qu'en tant que musulman il peut venir sans risque, mais que l'organisation ne pourra assurer la sécurité de son compagnon français. « Quelques jours plus tard, raconte Margolin, je croise un ami de longue date, Abderrahmane Sissako, à qui je parle du projet. »
“Salafistes”, ou les risques de montrer le djihad sans filtre
Novembre 2012. Avant de rentrer à Paris, Lemine fait halte à Nouakchott, où il montre ses rushes au cinéaste. « Ces images étaient inintéressantes sur le plan dramaturgique et idéologiquement discutables, dit aujourd'hui Sissako, qui n'avait jusqu'à présent jamais évoqué ces rushes. Lemine a fait ce qu'il a pu, mais j'ai bien vu que mon documentaire allait être pris en otage. Que faire de ces paroles frontales de djihadistes ? Où était la population dans tout ça ? » En cinéaste, Sissako remarque surtout une scène : un long panoramique sur une foule attendant, à la sortie de la ville, d'assister à l'exécution publique d'un berger touareg pour le meurtre d'un pêcheur noir. Cette mise à mort, Lemine Ould Salem la raconte à son retour en France, dans Libération du 25 novembre 2012.
Le récit de Lemine Ould Salem devient l'intrigue du film de Sissako
Son récit deviendra l'intrigue principale de Timbuktu, sans que son réalisateur ne cite jamais cet article. « C'est un fait divers, un drame humain, pas une idée de cinéma, se défend Sissako, qui dit s'être retiré du projet quand il a renoncé à l'idée du documentaire. Je décide de faire une fiction, donc je n'ai plus de raison de travailler avec Lemine. Quant à François Margolin, je n'en voulais pas comme producteur. Début décembre, il ne m'avait toujours pas envoyé de contrat ! Je n'avais plus confiance. » Margolin prétend, lui, qu'après lui avoir fourni une copie des images tournées au nord du Mali ce que Sissako dément formellement et l'avoir présenté à des coproducteurs potentiels, le cinéaste l'a trahi à une demi-heure de la signature des contrats. « J'ai reçu un texto [qu'il nous montre, NDLR] sur le thème : "Désolé François, j'ai finalement décidé de le faire avec quelqu'un d'autre. Restons bons amis, etc." » Furieux, Margolin insiste pour en parler avec lui. Refus de Sissako, qui invoque aujourd'hui un différend idéologique : « Je refusais de donner la parole à des islamistes qui nous auraient utilisés. » Précisément ce que beaucoup reprochent à Salafistes aujourd'hui. « Jamais Sissako ne nous a parlé de cela ! » affirme le producteur.
Abderrahmane Sissako : “Tourner ‘Timbuktu’, c'était presque un devoir”
Après le désistement de leur prestigieux partenaire, le journaliste et le producteur décident de mener à bien leur propre projet : Salafistes, à la rencontre des penseurs et des prêcheurs de ce courant intégriste de l'islam. Quant à Sissako, il tourne Timbuktu en octobre 2013 à Oualata, une bourgade du désert mauritanien à la frontière avec le Mali. Sélectionné à Cannes, où il fait forte impression, le film entame alors une tournée triomphale dans les festivals du monde entier. En juillet 2014, François Margolin le découvre en ouverture de Paris Cinéma. « Je suis sous le choc. Sans nous citer, Sissako a pillé nos images. » Lemine Ould Salem verra Timbuktu bien plus tard.
“Sissako est un grand cinéaste, mais, franchement, il n'a rien inventé.”
« Je l'ai trouvé très beau. Sissako est un grand cinéaste, mais, franchement, il n'a rien inventé. La brigade islamique, où l'a-t-il vue ? La scène de prière dans la mosquée, qu'il a reconstituée en Mauritanie en achetant le même tapis que celui qu'on voit dans mes rushes, et celle du tribunal islamique avec la kalachnikov posée sur le livre de théologie, où les a-t-il vues ? La préparation de la scène d'exécution du berger touareg ? » Exploitation abusive du travail d'autrui, déplore le journaliste. « D'autres images du nord du Mali occupé étaient en accès libre sur YouTube, répond Sissako. Par ailleurs, les repérages que j'ai faits à l'été 2013 à Tombouctou, après la libération de la ville, m'ont permis de parler avec la population et d'enrichir quelques-uns des personnages et des situations de mon film. »
A Madame Figaro, qui lui demandait un jour quel trait de caractère il déteste le plus chez les autres, Sissako répondait : « L'ingratitude. Et l'envie. » Quand on demande à Lemine Ould Salem ce qu'il attend désormais de son compatriote cinéaste, il exhume un proverbe saharien : « Rien. Ni ici, ni demain. »