PRÉSENTATION
CIVILISATIONS. RETOUR SUR LES MOTS ET LES IDÉES
Chryssanthi AVLAMI et Olivier REMAUD
L’idée de civilisation s’avère indissolublement liée à l’impératif d’universalité que
les Européens ont revendiqué en l’associant au terme générique de Lumières, dont on
sait par ailleurs qu’il se conjugue différemment selon les variantes nationales. Si la
plupart des auteurs écrivant durant le XVIIIe siècle la rendent tributaire d’un ensemble
de temporalités hétérogènes, celle-ci se trouve en revanche clairement déterminée dès
le début du siècle suivant comme un processus historique homogène et globalement
téléologique. La popularisation de son sens, que l’on fait traditionnellement remonter
à L’Histoire de la civilisation en Europe depuis la chute de l’Empire romain de
Guizot, transcrit ainsi les évolutions profondes et complémentaires des discours de la
science historique et de l’anthropologie politique, de l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle.
Et puis, signe des temps, deux ouvrages paraissent simultanément, en Allemagne et
en France, qui se proposent de faire l’archéologie historique de la notion de civilisation : le premier est signé par Joachim Moras, l’un des futurs rédacteurs de la revue
Merkur, qui retrace en l’occurrence la genèse de l’idée française de civilisation, tandis
que le second rassemble les communications que Lucien Febvre, Marcel Mauss, Émile
Tonnelat, Alfredo Niceforo et Louis Weber avaient prononcées lors d’une semaine de
travail organisée au Centre international de synthèse1. Nous empruntons le titre de ce
volume à cette dernière entreprise. Mais depuis les années 1930, le mot et l’idée de
civilisation ont fait couler beaucoup d’encre et nous leur ajoutons pour notre part un
pluriel significatif. La raison en est simple. Émile Benvéniste s’en est du reste douté en
observant que le terme de civilisation est « un de ces mots qui inculquent une vision
nouvelle du monde » et qu’il importe en conséquence « de préciser autant qu’on le
1. Joachim Moras, Ursprung und Entwicklung des Begriffs der Zivilisation in Frankreich
(1756-1830), HAMBURG, 1930 ; Civilisation. Le mot et l’idée, Paris, La Renaissance du livre, 1930. Sur
la rencontre du Centre international de synthèse, voir le document dans ce numéro, p. xxx-xxx, ainsi
que l’article de Marie Jaisson, « Crises et civilisations. L’enquête de Maurice Halbwachs sur la proportion des sexes à la naissance », dans Jaisson (Marie) et Baudelot (Christian), éd., Maurice Halbwachs,
sociologue retrouvé, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2007, p. 143-158.
Revue de synthèse : tome 128, 6e série, n° 3-4, 2007, p. 1-8.
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peut les conditions dans lesquelles il a été créé »2. Le linguiste du Collège de France
suggère par là qu’un tel concept véhicule un immense stock de croyances collectives et
que certaines d’entre elles expriment toujours les circonstances qui les ont vues naître.
Mentionnons seulement la foi en un progrès séculier et universel censé réaliser le désir
d’autonomie individuelle qui coïncide avec l’histoire politique des État-nations libres
ou encore, dans le sillage des analyses sociologiques d’un Norbert Elias, l’entreprise
humaine de réduction de la violence qui devient progressivement la marque d’une
civilité à proprement parler démocratique. Dans son exposé au Centre international de
synthèse, Lucien Febvre rappelle de son côté que le terme de civilisation contient deux
ententes plutôt contradictoires : d’une part, la civilisation comme concept « ethnographique » qui décrit simplement les différents modes de la vie sociale et d’autre part,
la civilisation comme concept qui indique les degrés du développement humain et
qui comporte une série de jugements de valeur. On sait qu’entre ces deux significations s’est logée une étonnante variété de notions plus ou moins substitutives que les
histoires particulières de chaque ensemble national ont pris soin d’articuler : civitas,
humanitas, urbanitas, eruditio, industria humana dans le registre de la latinité classique ; civiltà, nobiltà, incivilmento dans un domaine plus italien plus récent ; civilized,
cultivation, refinement, education, dans le contexte anglo-saxon ; Erziehung, Bildung,
Kultur, Aufklärung pour ce qui est de l’Allemagne ; et les termes de « police », « politesse », « raffinement », voire de « démocratie » en langue française. Il en existe bien
d’autres évidemment. L’essentiel est néanmoins de souligner que toutes ces notions
font partie du dispositif sémantique de l’idée de civilisation. Elles permettent d’identifier les formes plurielles d’un concept qui s’avère relativement nouveau et de souligner les trajets d’influences appelés à constituer une certaine image de l’Europe. Elles
résument aussi l’image occidentale de l’Ouest et ont certainement contribué à rendre
équivalents, dans l’ordre des représentations, le fait d’être civilisé avec celui d’être
occidental. C’est pourquoi un sociologue tel que Samuel N. Eisenstadt s’efforce de
nuancer un héritage parfois si pesant et de définir un concept alternatif, en l’occurrence
celui de « modernités multiples », afin de dissocier la logique de modernisation des
sociétés non-européennes de celle, historiquement datable, d’occidentalisation3.
Il ne s’agit pas ici de relater une fois encore la généalogie complexe du concept
de civilisation mais de dégager certains motifs qui poussent à en réexaminer toujours
les mécanismes équivoques, en approfondissant notamment le paradoxe qui veut que
l’idée de civilisation persiste par-delà les époques et presque indépendamment de l’évolution située des réalités sociologiques. Ainsi s’explique en effet la méfiance légendaire
des sociologues à l’égard de cette catégorie. Comme beaucoup d’autres disciplines, la
sociologie a depuis longtemps invalidé les discours à prétention totalisante et généralisatrice. Pour faire œuvre de science, elle n’a plus besoin de découvrir les grandes causes
2. Émile Benvéniste, « Civilisation. Contribution à l’histoire du mot », dans Problèmes de
linguistique générale, vol. I, Paris, Gallimard, 1966, p. 336.
3. Samuel N. Eisenstadt, « Multiple Modernities », Daedalus, n° 1, 2000, p. 2-3 : « One of the
most important implications of the term “multiple modernities” is that modernity and Westernization
are not identical ; Western patterns of modernity are not the only “authentic” modernities, though they
enjoy historical precedence and continue to be a basic reference point for others. »
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et les lois souterraines qui gouvernent les étapes successives du progrès humain. Dans
le débat de juillet 1958 qui s’est déroulé autour d’Arnold Toynbee à Cerisy-La-Salle,
Raymond Aron restreint déjà, à la manière kantienne, l’usage de cette notion si floue et
limite par précaution son domaine de juridiction possible4. Si elle s’avère relativement
absente de la réflexion sociologique de ces derniers temps, qui s’intéresse plus volontiers aux pratiques quotidiennes qui nouent ou dénouent au contraire le lien social, la
notion de civilisation resurgit pourtant depuis quelques années dans d’autres discours,
au point que la sociologie elle-même pourrait avoir à y revenir. Elle investit notamment
le domaine des recherches géopolitiques qui mobilisent un comparatisme de grande
échelle. Si la complexité croissante du monde actuel exige des instruments de compréhension toujours plus affinés, le retour d’une forme de discours « civilisationnel » tend,
selon toute vraisemblance, à démontrer qu’il n’est pas si facile d’abandonner la logique
du raisonnement englobant. Dès lors, comment décrypter les relations entre ce que Jean
Starobinski appelle la « civilisation-valeur » et la « civilisation-fait »5 ? Tout dépend du
sens que l’on investit dans le premier terme.
Le large débat autour du « choc des civilisations » a permis de désigner plusieurs
ambiguïtés dans le diagnostic porté par Samuel P. Huntington sur l’état du monde à la
fin du XXe siècle. D’une manière générale, on peut certainement dire que l’effacement
des références propres au contexte de la Guerre froide a subitement modifié la nature des
antagonismes mondiaux en leur donnant une coloration nettement plus culturelle. Mais
il apparaît insuffisant d’interpréter le concept de civilisation en fonction d’un simple
mouvement d’identification culturelle. Car si la civilisation correspond au « niveau
d’identification le plus large », la géopolitique du « choc des civilisations » divise forcément les peuples en autant de continents isolés les uns des autres. Elle néglige les divers
mécanismes de transferts ou d’acculturation qui fabriquent les civilisations et ne retient
que le geste identitaire par lequel l’individu ou un groupe d’individus se raccrochent à
une souche culturelle. Pensées en termes d’appartenance, les civilisations ne diffèrent
alors des ethnies que par l’échelle6. Le problème est toutefois que la fin du XXe siècle
se caractérise bien par une sorte de montée en généralité, une tendance vers la globalisation des conflits à laquelle correspond un nouvel usage de catégories globales. Les
crispations locales se répercutent au plan global et déterminent par incidence directe la
nouvelle tectonique des relations internationales. Le jeu entre les échelles se trouve donc
4. Raymond Aron, « Unité et pluralité des civilisations », dans Commentaire, n° 81, 1998,
p. 211 : « Aussi, en ce qui concerne ce concept qui engloberait tous les éléments de l’individu historique appelé ‘civilisation’, je crois que, dans l’état actuel des choses, nous devons dire ceci : il y a
des cas où le concept donne d’assez bons résultats, c’est-à-dire où l’on découvre par comparaison un
certain nombre de structures similaires. Il y a des cas où l’on observe des parallélismes d’évolution.
Mais il est extrêmement dangereux, à partir de ces cas où la méthode réussit, d’aller plus loin, et de
supposer que tout se distribue en civilisations, et que toutes les civilisations ont la même cohérence et
le même devenir. »
5. Jean Starobinski, « Le mot Civilisation », dans Le Temps de la réflexion, vol. IV, Paris,
Gallimard, 1983, p. 48 (l’ensemble du dossier principal de ce numéro est consacré à la notion de
civilisation).
6. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, trad. Jean-Luc Fidel et al., Paris, Odile Jacob,
1997, p. 21 : « Dans le monde qui est désormais le nôtre, la politique locale est ethnique et la politique
globale est civilisationnelle. »
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faussé par les emboîtements d’identités qui uniformisent et raturent au bout du compte
les différences entre les plans d’analyse. Le local n’est plus une « modulation particulière » du global, qui l’expliciterait tout en conservant sa différence spécifique7. Aussi la
grammaire du présent ne se limite-t-elle plus à conjuguer l’orientalisme imaginaire d’un
Occident colonisateur. Elle formule une opposition plus tranchée (« the West versus the
Rest ») qui récuse au bout du compte la vocation universelle de la culture occidentale8.
Dans l’un de ses derniers livres, Huntington contredit toutefois ce diagnostic sur un
point essentiel. Il redoute cette fois-ci un choc des valeurs : les valeurs culturelles des
hispano-américains seraient radicalement différentes des valeurs anglo-protestantes. Il
considère comme raisonnable le scénario d’un « Québec des États-Unis », c’est-à-dire la
formation d’une enclave catholique linguistiquement différente et séparatiste. Contre ce
danger, il faudrait créer les conditions d’une véritable assimilation et restaurer la domination de la culture majoritaire. Huntington demande alors aux Mexicains de rêver en
anglais et d’abandonner l’Americano dream pour s’en remettre au classique American
dream. En 1996, il reconnaissait les convergences axiologiques entre les différentes
composantes de l’Amérique. Il semble être maintenant convaincu que les alliés civilisationnels d’hier sont devenus les ennemis culturels d’aujourd’hui9. Plusieurs de ses critiques ont remarqué qu’il renouait au fond avec le « nativisme » du début du XXe siècle,
un courant dans lequel le natif rejette l’immigré fraîchement installé.
On peut dès lors choisir une autre interprétation de la « civilisation-valeur ». Comment
en effet échapper à « l’alternative entre l’univocité de l’absolu et le relativisme culturel »
et forger une entente de la civilisation qui « instituerait une relation complémentaire entre
la raison critique, la civilisation réelle, tout ensemble menacée et menaçante, et la civilisation comme valeur toujours “à réaliser” »10 ? Ce vœu n’est peut-être pas si pieux. Après
tout, il emboîte d’une certaine manière le pas aux fondateurs de la sociologie française
qui ont reconnu à la notion de civilisation un statut à part entière. Dans un texte co-écrit
en 1913 avec Émile Durkheim, Marcel Mauss affirme, en songeant à Auguste Comte,
que les « phénomènes de civilisation », dont la nature est d’être « très généraux », « ont
servi de matière à la sociologie naissante » et qu’il y a là encore « tout un ordre de faits
qui méritent d’être étudiés »11. En ce sens, la civilisation désigne un « ordre de faits »
qu’il conviendrait étudier par des « procédés appropriés ». Marcel Mauss recommande
de soumettre les institutions juridiques et politiques, les mythes, les contes, les mots, la
monnaie ou les beaux-arts d’un peuple à une analyse qui serait attentive à l’« inégal coefficient d’expansion et d’internationalisation des faits sociaux »12. Il suggère par ce biais
7. Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans Id., éd., Jeux d’échelles.
La micro-analyse à l’expérience, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales,
1996, p. 26.
8. Huntington, Le Choc des civilisations, op.cit., p. 32.
9. Huntington, Qui sommes-nous ? Identité nationale et choc des cultures, trad. Barbara Hochstedt,
Paris, Odile Jacob, 2004. Sur la réception internationale de ce livre, voir Thierry Pech et Olivier
Remaud, « Les latinos, l’ennemi intérieur », Alternatives internationales, mars 2005, p. 45-46.
10. Starobinski, art. cit., p. 48.
11. Émile Durkheim et Marcel Mauss, « Note sur la notion de civilisation », dans Marcel Mauss,
Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris, Minuit, 1974, p. 453-454.
12. Ibid., p. 454.
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que de tels éléments s’exportent et s’empruntent toujours au-delà d’une société déterminée et que la civilisation n’est autre qu’une « sorte de système hypersocial de systèmes
sociaux » qui articule des « phénomènes de civilisation » dont certains sont inaptes à
voyager et d’autres ne cessent d’être mobiles13. Marcel Mauss interprète donc le concept
de civilisation comme un genre défini de connexions entre les sociétés et les faits sociaux,
selon un jeu d’échelles et de croisements permanents. La dialectique de la « civilisationvaleur » et de la « civilisation-fait », désignée par Jean Starobinski, se situe sur la même
ligne de réflexion. Elle doit permettre d’analyser les manières avec lesquelles certaines
sociétés s’occidentalisent et sélectionnent leurs emprunts à l’Occident en privilégiant par
exemple les images réflexives pour ne pas se focaliser sur les intérêts identitaires14.
Pour autant, une telle dialectique ne néglige pas le fait que le mot de « civilisation »
demeure un « grand inducteur de théories ». Jean Starobinski prend soin d’ajouter en
citant dans sa note à la fois Arnold Toynbee et Norbert Elias qu’en dépit de son imprécision, le terme « désigne le milieu humain dans lequel nous nous mouvons, et dont
nous respirons l’air quotidien : in eo movemur et sumus. Comment ne pas être tenté d’y
voir plus clair, en élaborant une théorie de la civilisation, qui fixerait, du coup, toute
une philosophie de l’histoire ?15 » La remarque est salutaire car elle fait preuve d’une
lucidité critique à l’égard du terme de civilisation qui induit, pour le meilleur comme
pour le pire, le réflexe d’une méthode totalisante et d’une vision du monde, c’est-àdire d’une philosophie de l’histoire. Néanmoins, celle-ci ne révèle aucune critique de
la « civilisation-fait », à propos de laquelle Marcel Mauss observe, au moment où il
écrit, que « la nature internationale des faits de civilisation s’intensifie » et ajoute que
« de notre temps, cette fois, c’est dans les faits et non plus dans l’idéologie que se
réalise quelque chose du genre de ‘la Civilisation’16 ». Jean Starobinski ne partagerait
probablement qu’une partie de cette remarque car l’époque présente ne confirme pas
l’ensemble du diagnostic. Si elle atteste le large mouvement de cosmopolitisation des
phénomènes sociaux, pour reprendre l’expression d’Ulrich Beck, elle exige à coup sûr
de brandir une « civilisation-valeur » qui puisse se soustraire à l’ancienne idéologie de
l’empire. Mais on le sait bien, c’est aussi à cet endroit qu’opère néanmoins le charme
alternativement discret et délétère de la notion de civilisation. La philosophie de l’histoire a beau ne pas être l’enfant du concept de civilisation, comme le note Jörg Fisch,
le concept de civilisation joue toujours un rôle fondamental dans les constructions des
philosophies de l’histoire, que celles-ci soient implicites ou explicites17.
13. Mauss, « Les civilisations : éléments et formes », dans Id., Œuvres, op. cit., p. 463.
14. Michaël Werner et Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et
réflexivité », Annales. Histoire, sciences sociales, n° 1, 2003, p. 26-28.
15. Starobinski, art. cit., p. 48-49. Afin de bien saisir la théorie de la civilisation d’Elias,
on se permettra de recommander la lecture de son ouvrage sur l’histoire allemande et le processus
de « dé-civilisation » (Studien über die Deutschen. Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19.
und 20. Jahrhundert, éd. Michaël Schröter, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1992). Voir à ce sujet
l’article d’Olivier Remaud, « Norbert Elias e il crollo della civiltà », dans Iride. Filosofia e discussione
pubblica, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 671-683.
16. Mauss, Œuvres, op. cit., p. 477.
17. Jörg Fisch, « Zivilisation, Kultur », dans Otto Brunner, Werner Conze, Reinhart Koselleck, dir.,
Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland,
Bd. VII, Stuttgart, Klett-Cotta, p. 707.
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Les études ici réunies sont issues d’une journée de travail organisée au Centre LouisGernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes (EHESS/CNRS/INHA) en
novembre 2004. Elles s’inscrivent dans le mouvement d’une réflexion qui parviendrait à associer le plan du fait et celui de la valeur. Elles tentent ainsi de comprendre
également les nombreux mésusages de l’articulation supposée naturelle entre l’idée de
la civilisation et la logique générale de production des jugements moraux. Catherine
Darbo-Peschanski ouvre le débat en interrogeant la pertinence de la notion de civilisation dans l’ancienne Grèce. Son constat inaugural est aporétique : chez les Grecs, l’idée
de civilisation ne peut se repérer sous un vocable et un concept uniques. Pour l’étudier,
elle entreprend de cartographier une nébuleuse de notions et d’analyser leurs relations
en parcourant la pensée grecque d’Hésiode à Denys d’Halicarnasse. En l’absence de
terme spécifique, elle s’appuie sur les trois acceptions modernes du mot « civilisation ». Concernant la première, celle de processus historique, elle est amenée à interroger la notion de progrès, à l’épreuve de l’âge d’or. Contrairement à la régularité de
la déchéance qu’implique la version hésiodique du mythe, l’histoire culturelle d’inspiration stoïcienne ne fait pas de la perte de l’âge d’or initial un processus uniforme car
à l’état d’innocence originel vient se substituer la possibilité d’un état de vertu, c’està-dire une innocence consciente et choisie. D’Hésiode à Polybe, en passant par Platon,
les Stoïciens et les Épicuriens, Catherine Darbo-Peschanski nous met en garde contre
le lieu commun de la circularité dans la conception grecque du temps. Elle trouve la
deuxième acception moderne, celle de « résultat du processus historique », à l’intersection de trois axes : celui de la paideia, sur le plan individuel, celui de la politeia, sur
le plan politique, et celui de la dunasteia ou domination sur le plan des relations entre
sociétés humaines. En recherchant enfin les origines de la troisième acception moderne
du terme (celle du syntagme « civilisation chinoise »), elle montre que l’absorption de la
cité autonome dans des formations étatiques de plus en plus vastes, jusqu’à l’avènement
de l’Empire romain, trace dans la pensée grecque une ligne de partage entre deux idées
de la civilisation : celle de l’écart discriminateur et celle du mélange intégrateur. Pour
sa part, Chryssanthi Avlami s’interroge sur les raisons pour lesquelles la cité grecque
est devenue, à un moment, le symbole de la civilisation européenne. Une condition
devait exister : que l’idée de civilisation se mette à qualifier un processus historique à la
fois homogène et orienté. Lorsque la polis grecque illustre historiquement le progrès de
l’Europe, elle acquiert immédiatement le statut d’un modèle à valeur universelle. Mais
avant le XIXe siècle, la notion de civilisation désigne des ordres de développement historique multiples et sa tâche principale est de répertorier les degrés d’avancement vers un
état de mœurs policé des peuples de l’Antiquité comme des Temps modernes. La civilisation est alors une idée qui sert à créer de la différence : elle permet de distinguer non
seulement les Anciens d’avec les Anciens, en rappelant notamment qu’Athènes et Sparte
ne sont pas identiques, les Modernes d’avec les Modernes, et aussi les représentations
plus générales de l’Antiquité comme de la modernité. Chryssanthi Avlami examine
les rythmes historiques de l’intégration de la Grèce dans l’histoire de la civilisation
européenne jusqu’au moment où elle devient un symbole de perfection native. Kenta
Ohji examine une œuvre dans laquelle l’idée de civilisation joue un rôle central. Dans
l’Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens
dans les deux Indes de Guillaume-Thomas Raynal, le concept désigne tour à tour la
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genèse des États souverains dans l’Europe médiévale, la formation des anciens empires
des deux Indes, la soumission non-violente des sauvages, l’établissement des colonies
agricoles, l’affranchissement des serfs en Russie, ou encore l’indépendance des colonies américaines. En dépit de cette diversité extrême, il existe un fil conducteur dans
l’usage du terme qui constitue en même temps une problématique centrale de l’œuvre,
à la fois politique et historiographique : c’est celui des transformations de l’empire.
L’Histoire des deux Indes constitue en effet une réaction de Raynal au besoin urgent de
refonte de la politique coloniale après la défaite française dans la guerre de Sept Ans.
Mais l’ouvrage apporte en même temps un renouveau dans la conception de l’histoire,
dans la mesure où l’historien fait éclater les bornes géographiques de l’Empire romain
et chrétien qui encadrait l’histoire universelle d’inspiration judéo-chrétienne et emboîte
le pas aux conquérants, aux colonisateurs ainsi qu’aux commerçants modernes. Or, à la
différence de Voltaire, l’histoire de Raynal embrasse le monde entier dans ses relations
militaires, économiques, sociales et politiques. Kenta Ohji suggère donc que le concept
de civilisation participe à cet élargissement de l’horizon historique et de l’espace politique et correspond ainsi au processus historique de l’expansion européenne. De son
côté, Bertrand Binoche entreprend une étude en contrepoint des schèmes du contrat et
de la civilisation. Il montre que le sujet du contrat et celui du commerce ne s’identifient qu’au prix d’une confusion des deux schèmes qui désignent, en fait, les clivages
internes du sujet moderne. Lever cette confusion peut s’avérer utile à un double titre.
Tout d’abord, cela peut servir à faire comprendre, contrairement au dogme ultérieur
du progrès indéfini, que le cours des choses n’est pas toujours perçu comme uniforme.
Ensuite, il apparaît que, selon qu’on adopte le schème du contrat ou celui de la civilisation, on attribue au concept de « société civile » un sens tout à fait différent. Dans
l’un, cette société est composée de citoyens porteurs de droits tandis que, dans l’autre,
elle associe des individus producteurs de richesses. Bertrand Binoche observe qu’elle
ne peut être l’un et l’autre qu’au prix d’inlassables réajustements dans la mesure où
les deux schèmes « s’excluent sans se contredire ». Dans son texte, Olivier Remaud
tente enfin de retracer les origines de l’opposition entre les deux notions de culture et
de civilisation. Il s’intéresse à la partie intellectuelle de cette controverse, montrant que
l’antithèse se formule tardivement et qu’elle implique surtout un jugement moral sur
les cours des transformations qualitatives d’une époque à laquelle on avait l’habitude
de prêter un caractère général de progrès. La crise de la Bildung et de l’idéal à vocation
cosmopolitique d’un accomplissement individuel s’avère en effet contemporaine des
avancées de l’économie politique et d’un type de socialité qui est perçue de plus en
plus comme anonyme et désindividualisante. Ce qui apparaît irréversible n’est plus
dès lors le processus en marche de la libération des conduites personnelles mais celui
d’une dynamique historique aveugle qui broie au contraire les individus. La promesse
de progrès s’épuise et prend la forme, autour de 1900, d’un sombre diagnostic qui
décrit une nouvelle société dorénavant soumise à son destin et incapable d’éduquer les
mœurs. L’antithèse entre la culture et la civilisation se fige dans les années qui précèdent la Grande Guerre en inversant le sens de l’ancienne idée d’une culture formatrice
et socialement intégrante. Elle va même jusqu’à la recycler afin d’aboutir à une définition de la culture qui non seulement exclut mais identifie également l’ennemi barbare à
un individu dénué d’âme et pourtant civilisé.
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Des images grecques de l’origine de l’humanité à la coupure idéologique entre
Athènes et Sparte dans la France post-révolutionnaire, des évolutions de l’empire colonial à l’alternative entre les philosophies du contrat et les philosophies de la civilisation,
l’opposition entre les deux termes de culture et de civilisation connaît actuellement des
jours nouveaux. Par bien des aspects, nous avons ainsi retrouvé dans nos discussions
l’ambivalence fondamentale de l’idée de civilisation aujourd’hui confrontée, plus que
jamais peut-être, aux défis d’un pluralisme qui exige de penser les différentes versions
possibles d’une culture commune qui cohabiterait avec la diversité sociale.
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