Navigation – Plan du site

AccueilNuméros25Existe-t-il encore une démocratie...

Existe-t-il encore une démocratie économique et sociale ?

Etienne Arcq
p. 181-209

Résumé

Après la Seconde Guerre mondiale, les acteurs de l’économie reçoivent un statut politique explicitement lié à la notion de démocratie économique et sociale, une démocratie censée compléter la démocratie politique. Pour mesurer l’étendue et les limites de cette démocratie, l’auteur exploite essentiellement les documents préparatoires des lois et arrêtés qui légitiment les mesures prises par le législateur. Quatre thèmes servent d’angles d’approche : les relations entre démocratie politique et démocratie économique, l’organisation de l’économie, la démocratisation de l’entreprise et l’encadrement institutionnel de la politique économique. Une thématique transversale émerge de ces thèmes, celle de l’identification des acteurs de cette démocratie. La conclusion tente d’évaluer les contraintes qui ont pesé sur l’encadrement démocratique de l’économie pour évoquer à grands traits ce qu’il en reste aujourd’hui.

Haut de page

Texte intégral

1Après la Seconde Guerre mondiale, les acteurs de l’économie sont intégrés dans les rouages de la décision politique. Ils sont investis d’un rôle politique lié à la notion de démocratie économique et sociale, une démocratie censée se juxtaposer à la démocratie politique incarnée par la démocratie parlementaire, ou censée la compléter. Beaucoup de mécanismes de décision et d’institutions créés à l’époque existent toujours aujourd’hui. D’autres ont disparu. Le but de cet article est de rappeler les origines de pratiques distraitement appelées concertation sociale, quand elles ne sont pas simplement assimilées à des formes de lobbyisme. Il tente de cerner l’étendue de la démocratie économique et sociale et de repérer comment les limites qu’elle a rencontrées ont évolué. En conclusion, nous tenterons de relier ces évolutions à diverses contraintes qui se sont mises à peser sur l’État.

2Une première question qui se pose est : qui sont les acteurs de cette démocratie ? Nous verrons que leur identification est le premier enjeu auquel ses promoteurs ont dû faire face. C’est aussi l’enjeu qui est le plus marqué par la conjoncture historique de l’après Seconde Guerre mondiale. Les souffrances de la guerre sont prises en compte pour donner aux travailleurs qui les ont supportées un statut institutionnellement équivalent à celui de ceux qui détiennent le pouvoir économique.

3La démocratie économique et sociale ne doit pas être vue comme un régime politique achevé, mais plutôt comme un projet porté par des acteurs économiques et politiques qui ont réussi à en faire appliquer certains aspects, historiquement datés. Elle se caractérise, d’une part, par un contenu en termes de prestations (fruits de la redistribution des revenus opérée par l’État providence) et, d’autre part, par un cadre institutionnel qui complète les institutions de la démocratie parlementaire.

  • 1 Vielle P., Pochet P. et Cassiers I. (dir), L’État social actif : vers un changement de paradigme ?, (...)

4La transformation de l’État providence, grosso modo à la fin des années 1970, début des années 1980, signifie aussi celle de la démocratie économique et sociale. Cette transformation a été perçue et décrite par des chercheurs à travers l’évolution du contenu de mesures telles que la diminution de la protection sociale ou la flexibilisation du marché du travail1. Or il y a tout un substrat institutionnel dont on a oublié qu’il a été mis en place volontairement pour établir de nouvelles relations entre les acteurs économiques. Nous mettrons donc ici l’accent, non pas sur le contenu des politiques, mais sur l’évolution de la manière dont la décision politique en matière économique a été encadrée.

5Nous aborderons le concept de démocratie économique et sociale essentiellement sous deux angles, celui de la politique économique et celui de la concertation économique et sociale. Une politique économique démocratique vise à mettre l’activité économique au service de l’intérêt général. Un certain nombre d’outils politiques ont été utilisés pour amener les acteurs économiques à collaborer à cet objectif. Quant à la concertation économique et sociale, elle comporte, dans son volet économique, plusieurs mécanismes de contre-pouvoir à l’égard du pouvoir économique.

6Le but n’est pas de faire ici une évaluation de l’efficacité des outils de la politique économique des Trente Glorieuses, ni de repérer par quoi ils ont été substitués lors du remplacement des perspectives keynésiennes par les choix néolibéraux de dérégulation des marchés. Pas plus qu’il ne s’agit de faire une évaluation de l’efficacité de la concertation économique et sociale en tant que mode de décision politique ni une évaluation du contre-pouvoir économique. Nous adopterons nécessairement ici une approche descriptive et exploratoire qui, au mieux, pourrait indiquer les zones de l’histoire politique et sociale d’après la Seconde Guerre mondiale qui pourraient être défrichées. Nous nous pencherons d’abord brièvement sur les origines lointaines de la démocratie économique et sociale (1). Un aperçu chronologique de l’installation du cadre institutionnel sera ensuite donné (2). Enfin, les sections suivantes seront thématiques. Elles éclairent chacune une dimension qui nous a paru significative de la démocratie économique et sociale : les relations entre démocratie politique et démocratie économique et sociale (3), l’organisation de l’économie (4), la démocratisation de l’entreprise (5) et enfin l’encadrement institutionnel de la politique économique (6).

7Les données exploitées consistent essentiellement dans les documents parlementaires élaborés à l’occasion de l’adoption des diverses lois qui ont présidé à la mise en place du cadre institutionnel de la démocratie économique et sociale.

I. Les origines de la démocratie économique

  • 2 Rosanvallon P., La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Ga (...)
  • 3 Rosanvallon P., op. cit., p. 359 .

8La Belgique s’inscrit dans un courant qui touche tous les pays industrialisés2. Déjà au XIXe siècle, l’idée se répand que la démocratie politique ne représente pas l’achèvement de l’œuvre des révolutionnaires et des réformateurs qui ont mis à bas l’Ancien Régime. La souveraineté du peuple doit trouver des prolongements dans l’ordre économique. L’expression de « démocratie industrielle » apparaît en France en 1848, notamment dans l’œuvre de Proudhon3.

  • 4 Ibidem, p. 363.

9Après la Première Guerre mondiale se répand dans tous les pays industrialisés l’idée que la démocratie doit s’installer dans les entreprises : « Le projet d’étendre les principes de la démocratie à la sphère de l’économie va rencontrer à ce moment un formidable écho. Il mobilise des acteurs sociaux de premier plan et donne naissance à de véritables réformes. Il ne s’agit donc plus d’une simple formulation à consonance utopique, comme chez Proudhon cinquante ans plus tôt 4. »

10L’idée est cependant loin de faire l’objet d’un consensus. En Belgique, si les délégations syndicales, par exemple, sont progressivement reconnues dans les grandes entreprises, c’est davantage comme compromis pour mettre fin à des conflits sociaux que comme une pierre d’un édifice de démocratie économique à construire. Les conventions collectives qui leur donnent un statut sont perçues comme des « traités de paix » temporaires issus d’un rapport de force. En revanche, les premières commissions paritaires créées dans les grands secteurs industriels à partir de 1919 sont le fruit d’un compromis de nature plus politique. Elles sont mises en place par des gouvernements de coalition comprenant des ministres représentant la force politique nouvelle qui a accédé au pouvoir à la faveur de la guerre, puis grâce au suffrage universel (masculin). Le Parti ouvrier belge (POB) avait en effet inscrit à son programme l’association des syndicats aux décisions politiques en matière économique et sociale. On compte 39 commissions paritaires à la veille de la Seconde Guerre mondiale. En 1936 est convoquée pour la première fois une Conférence nationale du travail, qui réunit des représentants patronaux et syndicaux, ainsi que des membres du gouvernement. Les conclusions auxquelles elle aboutit, dont l’octroi d’une semaine de congés payés aux travailleurs, sont adoptées par le gouvernement, qui s’engage à en faire voter l’application par le Parlement. C’est toutefois à partir de 1945 que l’idée de démocratie dans l’ordre économique et social prend véritablement corps en Belgique, à la fois comme programme politique et dans des institutions. Elle se développe d’une part à travers de nouvelles formes d’interventionnisme de l’État dans l’économie et d’autre part à travers la création d’institutions nouvelles qui associent les acteurs économiques à la décision politique en matière économique et sociale.

II. Le développement de la démocratie économique et sociale après la Deuxième Guerre mondiale

  • 5 Arcq É., La concertation sociale, Dossier n° 70, CRISP, Bruxelles, 2008, p. 11.

11Il faut certainement mettre en exergue le Projet d’accord de solidarité sociale de 1944 préparé dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre mondiale par le Comité patronal-ouvrier. Les dirigeants patronaux et syndicaux et les hauts fonctionnaires qui le constituaient se sont penchés sur le visage social à donner au pays dès la fin des hostilités. Il repose sur le compromis suivant : d'un côté, les organisations de travailleurs reconnaissent le bien-fondé de l’économie de marché et la légitimité du pouvoir de gestion économique du chef d’entreprise ; de l’autre côté, les organisations d’employeurs reconnaissent que les travailleurs sont représentés légitimement par les organisations syndicales. Syndicats et organisations patronales se reconnaissent donc mutuellement comme interlocuteurs légitimes et exclusifs5.

12Le Projet d’accord de solidarité sociale prévoit la création dans les entreprises d’organes de représentation des travailleurs. Le processus parlementaire qui aboutit à leur création par la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie dure plusieurs années et est très en retrait, on le verra ci-après, par rapport aux intentions affichées en 1944. La même loi crée les conseils professionnels et le Conseil central de l’économie pour associer les acteurs économiques à la décision politique. Un arrêté-loi du 9 juin 1945 donne un statut légal aux commissions paritaires. Avec la création du Conseil national du travail par une loi du 29 mai 1952 se trouve parachevé l’essentiel des institutions de la concertation sociale, qui fait partie intégrante de ce que l’on nomme à l’époque la démocratie économique et sociale. La loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires précise et complète la législation existante et comble certains vides juridiques sans apporter d’innovation, excepté la possibilité pour le Conseil national du travail de conclure des conventions collectives que le conseil n’avait pas reçue en 1952.

13Le volet de la démocratie économique et sociale représenté par la politique économique comprend les lois d’aide à l’expansion économique, intervenues très tôt dans la période : outre la loi Duvieusart de 1953 et la loi Rey de 1957, il faut pointer deux législations du même ordre, l’une générale, du 17 juillet 1959, l’autre régionale, du 18 juillet 1959. La nécessité de coordonner ces aides mène à la création du Bureau de programmation économique par un arrêté royal du 14 octobre 1959. La programmation de l’expansion économique qui est confiée à cet organe d’étude est supervisée par une instance nouvelle dont la création, par un arrêté royal du 25 novembre 1960, est inspirée par le courant d’idées sur la démocratie économique et sociale, le Comité national de l’expansion économique. Sont appelés à y siéger les plus hauts représentants syndicaux et patronaux ainsi que les ministres concernés (notamment le ministre des Affaires économique et le ministre des Travaux publics). Ce comité tripartite verra son rôle renforcé lors de la réforme de la programmation économique par la loi du 15 juillet 1970 portant organisation de la planification et de la décentralisation économique. Cette loi, extrêmement ambitieuse du point de vue de l’encadrement de la politique économique, représente l’aboutissement des revendications de la gauche renardiste wallonne qui continuait, malgré des revendications de fédéralisme, à raisonner dans le cadre d’un État belge unitaire, fût-il décentralisé du point de vue de la politique économique.

14Il faut mentionner, dans le cadre de la programmation et de la planification, une mesure hautement symbolique du point de vue de la démocratie économique et sociale, à savoir l’association des holdings à la programmation économique (arrêté royal n° 64 du 10 novembre 1967 organisant le statut des sociétés à portefeuille et leur association à la programmation), puis à la planification (loi du 20 janvier 1978 organisant l’association des holdings à la planification économique et modifiant le statut des sociétés à portefeuille).

  • 6 « Le jeu des forces qui ont conditionné, dans l’après-guerre, les formes d’aide de la puissance pub (...)

15Tel est l’arsenal juridique que nous faisons entrer dans la démocratie économique et sociale. Les documents parlementaires de ces lois seront examinés sous cet angle. Ce corpus n’est certainement pas exhaustif. Il y a par exemple beaucoup d’autres lois d’aide à l’expansion économique. Nous n’avons mentionné ici que les premières en nous basant sur une synthèse que le CRISP a publiée en 19596. Nous avons aussi laissé de côté, bien qu’ils entrent dans notre sujet, l’ensemble des accords conclus et des institutions créées autour du thème de la productivité (Déclarations communes sur la productivité de 1954 et 1959, Office belge pour l’accroissement de la productivité, etc.) de même que la question du contrôle démocratique de certains secteurs stratégiques (énergie, finances). Rappelons enfin que nous nous limitons ici aux décisions politiques et que nous laissons de côté toute la littérature, celles des partis et des organisations professionnelles notamment, ayant plaidé en faveur de la mise en place d’une démocratie économique et sociale.

III. Démocratie économique et sociale et démocratie politique

  • 7 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travai (...)
  • 8 Ibidem.

16Le projet de démocratie économique et sociale comme complément de la démocratie politique trouve son écho en Belgique, on l’a dit, particulièrement après la Seconde Guerre mondiale : « Dans le mouvement d’idées qui a accompagné le formidable cataclysme qui s’est abattu sur le monde, la recherche d’une meilleure entente entre les forces du travail et le monde des chefs d’entreprises, l’accès incompressible des masses laborieuses à un standing meilleur, la reconnaissance de la dignité humaine et le concept de démocratie sociale comme complément indispensable de la démocratie politique, la formulation plus explicite des droits du travail, ont, dans ce pays comme dans tant d’autres, été le levain d’un renouveau qui devait se traduire à la libération du territoire par des revendications formelles7. » Ce texte adopte le ton du Projet d’accord de solidarité sociale de 1944. Il fait d’ailleurs référence aux travaux qui l’ont préparé : « Les cénacles clandestins qui assurèrent la permanence de la liberté intellectuelle et qui avaient sondé l’ampleur des problèmes d’après-guerre, mettaient l’accent sur la nécessité de réformes substantielles dont devait bénéficier le monde du travail. Le Comité patronal-ouvrier, notamment, dont l’influence sur l’évolution de notre législation sociale actuelle est incontestable, mais dont l’œuvre est loin d’être intangible, rédigeait le Projet d’accord de solidarité sociale8. »

  • 9 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)
  • 10 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, p (...)
  • 11 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travai (...)

17Le législateur de l’époque semble avoir conscience d’être à un tournant de l’histoire : « Les grandes lois organiques de nos institutions ont été conçues par des esprits pénétrés de la philosophie politique qui a précédé ou suivi la Révolution française. (…) Quant aux rapports sociaux qu’engendre l’activité économique, ils sont en principe régis, exclusivement, par la libre volonté des individus, à l’exclusion de toute immixtion de l’État ; en somme, tout ce qui est économique relève du droit privé et le droit public doit y rester étranger.9 » Dans ce contexte traditionnel qui appartient au passé, l’État doit se limiter aux fonctions régaliennes (monnaie, impôts, défense, justice) et à la protection des libertés individuelles. C’est ce type de démocratie qu’il convient alors de compléter par une démocratie économique et sociale, en donnant aux travailleurs « la reconnaissance du rôle éminent qu’ils jouent dans la vie de la nation »10. Il est question de « l’abolition de la conception périmée du patronat de droit divin »11.

  • 12 Projet de loi portant organisation d’une représentation officielle des activités de l’économie, Exp (...)

18Les contours de cette démocratie ne sont pas très précisément dessinés. On perçoit, à travers ce que laissent transparaître des textes parlementaires pourtant expurgés de tout style militant, qu’il s’agit plus d’une aspiration venant du mouvement ouvrier que d’une doctrine élaborée de droit public. Mais nombreuses sont les allusions au fait que les attributions souveraines de l’État ne doivent pas être entamées par les nouveaux organes à créer. Les organes constitutionnels de l’État doivent pouvoir continuer à jouer pleinement leur rôle de décision. La fonction première, qui semble faire l’unanimité, de ces nouveaux organes est d’informer les décideurs politiques et les chefs d’entreprise. Car deux écueils sont à éviter, d’une part l’étatisme (pas de confusion entre les intérêts privés et l’intérêt général) et d’autre part le corporatisme (pas de pouvoir réglementaire aux institutions de la démocratie économique et sociale). Si les organes de la démocratie économique et sociale ne doivent pas être de simples organes d’exécution des décisions politique, « il serait dangereux, par contre, [de leur] accorder un pouvoir réglementaire. Il faudrait craindre que l’égoïsme professionnel ne nuise à l’intérêt général »12.

  • 13 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)
  • 14 Rapport de la Commission du travail et de la prévoyance sociale chargée d’examiner le projet de loi (...)

19C'est pourquoi il convient de créer des organes à compétence essentiellement consultative. Le futur Conseil central de l’économie, par exemple, aura une « compétence (…) d’ordre strictement consultatif et, pour que les pouvoirs publics soient exactement informés sur les opinions du monde économique, ses avis ne se borneront pas à traduire le sentiment de la majorité, mais exprimeront les différents points de vue exposés en son sein. (…) Ses avis (…) s’imposeront aux autorités publiques avec tout le crédit qui s’attache à l’affirmation du monde économique tout entier »13. De même pour les conseils professionnels à créer au niveau des branches d’activité. De même également pour le futur Conseil national du travail, qui « doit être un organe de conciliation, il doit s’appliquer à trouver des solutions de synthèse, dont les autorités constitutionnelles devront s’inspirer »14.

  • 15 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organ (...)
  • 16 Ibidem, p. 4.

20Le rôle strictement consultatif des nouveaux organes de la démocratie économique et sociale est affirmé particulièrement dans le rapport de la Commission des affaires économiques du Sénat concernant le projet de loi portant organisation de l’économie. Ce rapport est l’œuvre du social-chrétien P. van Zeeland et tranche considérablement par rapport au rapport de la Commission spéciale de la Chambre, dont le rapporteur est le socialiste E. Leburton. Le rapport van Zeeland situe l’objectif du projet de loi non dans l’ordre politique d’une démocratie économique à installer, mais dans l’ordre économique à améliorer : « Le but que recherchent toutes ces dispositions, c’est de favoriser l’esprit de collaboration qui doit régner entre tous les facteurs de production. À la faveur de cet esprit, grâce à une meilleure entente, grâce à une psychologie plus confiante de part et d’autre, grâce éventuellement aux suggestions positives issues des contacts, l’espoir peut naître que la production elle-même s’en trouve favorablement influencée »15. Le rapport insiste : « En ce qui concerne les Conseils de portée générale (Conseil central de l’économie et conseils professionnels), il ne peut y avoir de confusion. Leur rôle est bien défini. Ce sont des organes consultatifs. Ils sont appelés à éclairer d’une part les pouvoirs publics, d’autre part les forces libres de l’économie. Ils n’empiètent en rien sur l’autorité finale des organes politiques. Ceux-ci gardent la décision entièrement dans leurs mains16. »

21Au fil du temps cependant, cette conception strictement consultative sera débordée par une conception qui accorde un rôle plus actif aux interlocuteurs sociaux dans la décision politique. Cela est vrai des commissions paritaires. Leur statut, fixé dans l’immédiat après-guerre par l’arrêté-loi du 9 juin 1945, leur donne pour mission non seulement d’élaborer des avis, mais également de conclure des conventions collectives de travail. Il faudra cependant attendre la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires pour que le statut juridique de ces conventions collectives soit clarifié et qu’elles trouvent une place dans la hiérarchie des sources de droit. À cette occasion, le Conseil national du travail se verra doté d’une compétence nouvelle, exclue lors de sa création, celle de conclure des conventions collectives de travail, dont la force obligatoire peut être étendue par un arrêté royal à l’ensemble des employeurs et des travailleurs du secteur privé.

22L’extension du rôle des interlocuteurs sociaux vers un rôle plus volontariste dans la décision politique se vérifie aussi dans le développement de la programmation, puis de la planification économique.

IV. L’organisation démocratique de l’économie

  • 17 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)

23Faire entrer la démocratie dans l’ordre économique, c’est, pour les acteurs politiques de l’époque, résoudre la contradiction entre, d’une part, un pouvoir politique basé sur l’égalité entre les citoyens et, d’autre part, l’inégalité entre travailleurs et détenteurs de capitaux : « Le développement parallèle de la démocratie et du capitalisme portait (…) en lui les germes d’une évidente contradiction. »17 Le rapport Leburton sur le projet de loi portant organisation de l’économie insiste sur le consensus qui s’est dégagé à ce sujet au Parlement : « Les affirmations, par les différents groupes représentés à la commission [parlementaire], de leurs positions respectives, ont différé sur plus que des nuances. Pourtant, l’exposé des motifs du projet gouvernemental qui constitue une exégèse commune à ceux qui veulent promouvoir le progrès économique et social n’a pas suscité de grandes discussions.

24La déclaration que l’égalité politique est aujourd’hui compromise par l’inégalité économique, que le pouvoir économique dominant appartient aux détenteurs de capitaux, que la masse des citoyens doit être libérée de la tutelle de ce pouvoir économique, ne rencontre pas de contradiction sérieuse.

25Il se trouve ainsi une très large majorité pour réaliser ce premier pas vers la démocratisation de l’économie qui devra résoudre l’antinomie entre l’égalité des droits politiques constitutionnels et l’inégalité résultant de l’appropriation de ce pouvoir économique par une minorité.

  • 18 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, p (...)

26Le caractère politique aussi bien que la portée sociale de cette évolution doivent être soulignés, car elle constitue le lieu géométrique par où passent certaines grandes idées de ce temps. »18

  • 19 Ibidem, p. 12-13.

27L’inégalité économique a été renforcée par l’évolution d’un capitalisme de libre concurrence vers un capitalisme dominé par les holdings, les monopoles et les cartels. De son côté, l’État a déjà pris les devants en établissant les bases d’une protection sociale, en menant une politique d’aide et de protectionnisme et en nationalisant, à l’occasion, certaines grandes entreprises non rentables. Mais cela ne suffit pas, l’économie doit désormais être « organisée », être l’objet de « réformes de structure ». Les « conditions et principes de l’organisation de l’économie » sont énumérés dans le rapport Leburton. Citons-les tels quels, en demandant l’indulgence du lecteur pour les redites et en nous réservant la possibilité de revenir par après sur certains d’entre eux : « 1. Les Conseils doivent être représentatifs ; 2. Les Conseils doivent être purement consultatifs ; 3. Les Conseils doivent s’appuyer sur les grandes organisations libres ; 4. Les Conseils doivent être paritaires ; 5. Les Conseils doivent disposer de Secrétariats techniques ; 6. Les Conseils sont institués pour le secteur privé de l’économie19. »

  • 20 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organ (...)

28L’objectif de cette organisation est de pacifier l’économie. Ceci est particulièrement mis en avant par les sociaux-chrétiens, comme on le voit à travers le rapport van Zeeland relatif au projet de loi portant organisation de l’économie : « Le but que recherchent toutes ces dispositions, c’est de favoriser l’esprit de collaboration qui doit régner entre tous les facteurs de production. À la faveur de cet esprit, grâce à une meilleure entente, grâce à une psychologie plus confiante de part et d’autre, grâce éventuellement aux suggestions positives issues des contacts, l’espoir peut naître que la production elle-même s’en trouve favorablement influencée20 ».

  • 21 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, p (...)
  • 22 Ibidem.
  • 23 Projet de loi organisant l’initiative économique publique. Exposé des motifs, Sénat, Doc. parl. n°  (...)
  • 24 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, p (...)

29Il ne faut pas se résigner « devant le jeu naturel des “lois de l’économie” [mais faire] place à une volonté de libérer l’homme des incertitudes économiques, de variations monétaires, de la technique asservie au profit21 ». L’économie nationale ne peut plus être sous l’influence des seuls intérêts particuliers. L’État doit être l’interprète de l’intérêt général. L’économie doit être mise « au service de l’homme et des valeurs humaines22 ». Cette méfiance envers les lois du marché est aussi à la base de la décision de permettre à l’État, puis plus tard aux régions, de prendre des initiatives économiques publiques, pas seulement en soutenant l’investissement privé, mais en se substituant à lui « lorsqu’il apparaît à l’évidence que le secteur privé reste en défaut de les réaliser23 ». Le défi de ces réformes est cependant de les réaliser sans remettre en cause la propriété privée des moyens de production et d’échange, donc sans nationalisation, et sans remettre en cause la notion de profit24.

  • 25 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)

30Autre raison d’agir : le pouvoir économique outrepasse son domaine jusqu’à envahir celui du pouvoir politique. Plusieurs textes de l’époque reconnaissent l’existence d’un tel empiétement, qu’il convient de corriger. Par exemple, « le progrès des techniques industrielles et la concentration financière assurent à quelques-uns une puissance économique qui participe, en fait, du pouvoir politique, dès lors autrement partagé et exercé que la démocratie ne l’exige25 ».

  • 26 Ibidem, p. 3.
  • 27 Projet de loi portant organisation d’une représentation officielle des activités de l’économie, Exp (...)
  • 28 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, p (...)

31Une représentation organisée des intérêts généraux du monde économique auprès du pouvoir politique doit aider l’État à donner une forme rationnellement organisée à l’économie, c’est-à-dire à « subordonner l’activité économique aux intérêts généraux26. » Il s’agit d’organiser rationnellement l’économie en vue du bien commun : « En vue de réaliser une politique économique rationnelle, il importe que toutes les activités productrices et distributrices de la nation soient tenues dans un état d’harmonie réciproque. Et l’on peut avancer que, du point de vue économique, l’intérêt général de la collectivité procède essentiellement du maintien de pareille harmonie. »27 La foi en la possibilité d’organiser rationnellement l’économie en vue du bien commun, mais sans tomber dans un dirigisme suspect, est explicite : « Cette profession de foi dans l’économie “dirigée”, “conseillée”, “organisée” ou “orientée” suppose le recours à des moyens rationnels et conformes aux exigences de ce temps. Elle ne s’identifie en rien avec la caricature de “dirigisme” qu’une économie en état de pénurie avait provoqué, comme un mal auquel on ne pouvait échapper. »28

  • 29 Proposition de loi concernant l’organisation et le fonctionnement du Conseil national du travail, D (...)
  • 30 Ibidem , p. 2.

32Le besoin de rationalisation de la représentation des intérêts touche aussi le domaine social. Ainsi, la création du Conseil national du travail en 1952 est présentée comme la poursuite des réformes de structure instaurées par la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie29. Une architecture comprenant une double pyramide d’institutions, économiques d’une part, sociales d’autre part, répond à cette rationalité : « À l’organisation économique formée par les conseils professionnels et le Conseil central de l’économie, correspond, dès lors, une organisation sociale formée par les commissions paritaires et le Conseil national du travail. »30

  • 31 Projet de loi de cadre portant organisation de la planification et de la décentralisation économiqu (...)

33Plus tard, l’instauration de la programmation économique répondra également à un besoin de rationalisation, mais cette fois dans l’octroi des aides à l’expansion instaurées tout au long des années 1950. De même, le passage à la planification économique répond aussi à ce souci de rationalité. Face au déclin économique de certains secteurs ou de certaines régions, il faut mener une politique économique active et préoccupée de résultats en termes de sécurité d’emploi et d’équipements et services dans l’ensemble du pays. Le plan sera l’instrument rationnel de la politique économique qui embrassera « toutes les activités et décisions susceptibles de répercussions économiques et sociales, quel que soit le secteur, public ou privé, industriel ou financier, qu’elles concernent, et quel que soit le niveau, national ou régional, où [cette politique] s’exerce31. »

  • 32 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la Commission spéciale, p (...)
  • 33 Une exception interviendra plus tard pour l’élection des représentants des cadres au conseil d’entr (...)

34Paritarisme et représentativité des organisations appelées à siéger dans les nouveaux organes de la démocratie économique et sociale sont deux conditions à respecter dans sa mise en œuvre institutionnelle. Le paritarisme consiste à mettre en présence, sur pied d’égalité, c’est-à-dire en nombre égal, des représentants issus du monde patronal et des représentants du monde syndical. Il s’agit de « garantir la parité entre le capital et le travail, ou plus concrètement entre les deux grandes forces économiques, pas nécessairement antagonistes : ceux qui détiennent les moyens de production et ceux qui les mettent en œuvre sans les posséder32. » La représentativité des organisations est leur degré d’affiliation effective par rapport au nombre d’affiliations potentielles. La liberté d’affiliation est un principe de base fortement affirmé à l’époque pour se démarquer des modes corporatistes d’organisation de l’économie existant dans d’autres pays et de l’expérience temporaire des conseils professionnels instaurés dans l’immédiat après-guerre dans une courte période en vue de la reconstitution de l’appareil productif démantelé pendant la guerre. Des procédures sont mises en place pour apprécier la représentativité des organisations patronales sectorielles. Du côté des travailleurs, le taux élevé de syndicalisation du pays a permis de considérer comme représentatives les trois grandes organisations interprofessionnelles (Fédération générale du travail de Belgique, Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, Centrale générale des syndicaux libéraux de Belgique). Cette représentativité une fois établie, la démocratie économique et sociale repose d’une part sur le respect de la liberté d’affiliation, et d’autre part sur l’acceptation tacite que, du côté patronal, toutes les entreprises d’un secteur, même celles qui ont choisi de ne pas s’affilier à une organisation patronale, sont représentées par elle, et, du côté syndical, que l’ensemble des travailleurs, même ceux qui ne sont pas affiliés à une organisation syndicale, sont représentés par elles. Au niveau des entreprises, la représentativité des travailleurs appelés à siéger dans les conseils d’entreprise est assurée par un mécanisme électoral (les élections sociales, qui se tiennent à partir de 1950). Le lien avec les autres niveaux de la démocratie économique et sociale est assuré par le fait que seules les trois grandes organisations syndicales représentatives peuvent déposer des listes de candidats aux élections sociales33.

35L’organisation de l’économie consiste donc à organiser institutionnellement les relations entre les forces du capital et les forces du travail pour compenser l’inégalité que le pouvoir économique y introduit de fait.

V. La démocratisation de l’entreprise

  • 34 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)

36Grâce aux réformes sociales de l’entre-deux-guerres, le statut des travailleurs a fortement changé par rapport au XIXe siècle. L’évolution du droit du travail a permis de réglementer les conditions d’embauche, la durée du travail et les modalités d’exécution de celui-ci. Les organes de négociation paritaires ont été le cadre de la négociation d’une hausse des rémunérations. Un début de sécurité sociale a été mis en place. La sécurité et l’hygiène dans les entreprises se sont améliorées. Pourtant, l’entreprise, c’est-à-dire le lieu même où ces réformes s’appliquent, est restée intacte : « La structure interne de l’entreprise n’a pas changé. L’assiette juridique de l’entreprise repose toujours sur la notion traditionnelle de la propriété ainsi que sur les contrats civils de société, de prêt et de louage de services. La tâche du législateur de demain sera de remplacer ce substratum contractuel par l’idée de l’institution qui permettra de fondre harmonieusement au sein de l’entreprise les forces sociales qui concourent à la réalisation de son objet, sans que l’une de ces forces ne puisse subjuguer l’autre. »34

37Le projet d’accord de solidarité sociale de 1944 avait préconisé la constitution « dans chaque entreprise d’au moins vingt travailleurs » d’une « délégation du personnel » dont la compétence serait générale. Cette délégation devait couvrir tant les matières sociales qu’économiques dévolues aujourd’hui à trois organes différents, le conseil d’entreprise, le comité pour la prévention et la protection au travail, et la délégation syndicale. La loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie est fortement en retrait par rapport à ce projet d’accord. Les conseils d’entreprise qu’elle instaure seront créés seulement dans les entreprises d’au moins 200 travailleurs (seuil abaissé progressivement, et aujourd’hui fixé à 100 travailleurs).

38Les compétences à attribuer au conseil d’entreprise font l’objet de longues discussions au Parlement entre 1946 et 1948. On voit grosso modo s’affronter deux conceptions, l’une qui vise à donner à cet organe une mission de cogestion, comprise comme la collaboration entre employeur et travailleurs, l’autre visant l’autogestion, la gestion autonome des entreprises par les travailleurs.

  • 35 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Exposé des motifs, Chambre des représentants, (...)
  • 36 Ibidem, p. 10.
  • 37 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travai (...)

39Le but de collaboration sous la forme d’une cogestion est poursuivi, on l’a déjà vu, par le monde chrétien. Mais en 1946, le projet de loi instituant les conseils d’entreprise, déposé au nom du gouvernement par le socialiste L.-É. Troclet, assume aussi entièrement cette conception : « L’institution des conseils d’entreprise a un but éminemment pacificateur. Elle veut, en établissant des contacts réguliers entre le chef d’entreprise et des représentants de son personnel, développer un esprit de collaboration et de coopération. »35 Le projet d’instituer des conseils d’entreprise est le point de rencontre entre les revendications de la FGTB et la nécessité de collaboration reconnue par les employeurs et le monde social-chrétien dont fait partie la CSC. Un consensus s’établit sur la nécessité de reconnaître le besoin des travailleurs de jouer un rôle dans la vie économique. C’est également un besoin de considération36. Mais, du côté de la FGTB, la cogestion de l’appareil économique est en outre vue comme une préparation des travailleurs à « la gestion autonome des entreprises socialisées37. » Au-delà de la collaboration ou de la cogestion, c’est donc pour un certain nombre d’acteurs l’autogestion qui se profile comme le but de la démocratie dans l’entreprise.

  • 38 Rappelons que le Projet d’accord de solidarité sociale était explicite à ce sujet : « Les travaille (...)
  • 39 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travai (...)

40Quoi qu’il en soit des attentes des uns et des autres, les craintes du patronat de voir leur autorité légale contestée par la nouvelle législation sont prises en compte par la nouvelle législation. Les documents parlementaires ont tenu à y faire écho en reproduisant un extrait du discours de M. Cornil, administrateur délégué de la Fédération des industries belges (ancêtre de la FEB actuelle) à la Conférence nationale du travail du 13 mai 1946 : « L’autorité du chef d’entreprise et de ses collaborateurs investis de certains pouvoirs dans l’échelle hiérarchique de l’entreprise ne peut être compromise et vous l’avez formellement reconnu38. Cette autorité ne peut subsister que dans une atmosphère de confiance réciproque… Nous voulons confirmer ici que dans notre esprit les conseils d’entreprise seront des organes de conciliation et de collaboration qui doivent siéger dans le calme, à l’abri des passions politiques. »39

  • 40 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc (...)
  • 41 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organ (...)
  • 42 Ibidem. Ajoutons que les réformes de structures de l’époque ont compris également l’institution du (...)

41Aussi, le conseil d’entreprise « devra-t-il se borner (…) à exercer, à cet égard, un pouvoir d’avis et de suggestion, la responsabilité de la gestion technique et de l’entreprise devant rester, en principe, l’apanage du chef d’entreprise40 ». Le rapport van Zeeland se veut rassurant à l’intention des employeurs : « Il ne peut y avoir d’autorité sans responsabilité ; ni, inversement, de responsabilité sans autorité. L’employeur garde l’autorité, et par conséquent, la responsabilité aussi bien de la marche que du succès ou de l’échec de l’entreprise. »41 En contrepartie, les travailleurs devront être correctement informés sur la marche de l’entreprise par des informations périodiques et la communication des documents comptables42.

VI. L’encadrement institutionnel de la politique économique

42Au-delà de l’organisation démocratique de l’économie et de la démocratisation de l’entreprise, c’est la politique économique elle-même qui va connaître des aménagements en vue de permettre aux acteurs économiques – désormais bien identifiés comme le capital d’une part, le travail d’autre part – de participer à la décision politique. Cette nécessité de participation est reconnue en même temps que s’accroît l’intervention de l’État dans la vie économique.

VI.1. Vers la programmation économique

  • 43 Comme en atteste le Rapport préliminaire général sur la réorientation économique de la Belgique pub (...)
  • 44 Ibidem, p. IV.

43L’interventionnisme de l’État a longtemps été jugé par les chefs d’entreprise comme antiéconomique, comme un élément perturbateur du fonctionnement normal du marché. Dans les années 1930 ont cependant émergé des formes d’interventionnisme visant la « réorientation économique »43 du pays. Celles-ci se sont fortement développées après la Seconde Guerre mondiale. Elles consistent principalement en la garantie de l’État à certains prêts accordés par les institutions financières aux entreprises, en la prise en charge temporaire par l’État des intérêts des emprunts contractés par des entreprises, en des subventions pour l’acquisition de bâtiments industriels, en l’achat ou la construction de bâtiments par l’État, et en des exonérations fiscales. Les années 1950 voient l’élargissement rapide de ces formes d’aide. Leur champ d’application devient aussi plus important. Davantage de secteurs sont couverts. L’État est appelé à soutenir l’extension et la rationalisation des entreprises. « Les grands intérêts économiques ou sociaux deviennent l’intérêt économique général et celui-ci comprend, en plus, le développement de l’équipement économique du pays – concept très large – et l’équipement de recherche scientifique. »44 L’industrie, l’artisanat, le commerce et l’agriculture sont concernés. On passe de mesures temporaires à des mesures permanentes. Les zones géographiques à aider se multiplient. Le levier d’aide le plus utilisé, mais aussi le plus demandé par la grande industrie comme par les classes moyennes, est le dégrèvement fiscal. Cette évolution, y compris le dégrèvement fiscal, reçoit une approbation quasi générale, même de la part des organisations syndicales.

  • 45 Cf. par exemple Projet de loi concernant l’aide à la création, à l’extension et à la rationalisatio (...)

44L’exposé des motifs des projets de loi d’aide aux entreprises comprend souvent une profession de foi dans l’économie de marché et une affirmation du rôle supplétif de l’État. Ce dernier n’entend pas se substituer à l’initiative privée, ni biaiser la libre concurrence, vue comme l’une des bases de la prospérité du pays, mais entend se ménager la possibilité de soutenir et de favoriser les initiatives intéressantes qui se feraient jour45.

45À la fin des années 1950 apparaît la nécessité de mettre de l’ordre dans cette forme de politique économique sous la forme d’un encadrement programmé de celle-ci. Un arrêté royal du 14 octobre 1959 crée le Bureau de programmation économique, qui sera chargé de cette programmation. Il est intéressant de noter que l’avis du Conseil central de l’économie, émis d’initiative, est unanime au sujet de la création de cette institution et que l’idée de démocratie continue à imprégner les préoccupations auxquelles il entend répondre : « Les faits économiques et sociaux présentent aujourd’hui un tel degré de complexité et d’interdépendance que l'empirisme ne permet plus au gouvernement de choisir, parmi les diverses politiques possibles, celles qui réaliseront au mieux les objectifs choisis.

46Il convient, sans aucun doute, de conserver aux organes de la démocratie le choix des objectifs et des moyens fondamentaux de la politique économique et sociale et la solution des conflits qui peuvent surgir entre ces objectifs et ces moyens lorsqu'ils sont poursuivis simultanément. Cependant, il importe aussi que la politique menée pour atteindre ces objectifs soit plus soigneusement élaborée et qu'elle présente les garanties maximales d'efficacité et de cohérence.

  • 46 Avis du Conseil central de l’économie du 27 mai 1959 relatif à la programmation de l’économie.
  • 47 Arrêté royal du 14 octobre 1959 portant création d’un Bureau de programmation économique, Exposé de (...)

47C'est pourquoi le Conseil estime qu'il est désormais nécessaire de recourir davantage, dans la politique économique et sociale, aux techniques modernes mises à la disposition des gouvernants par la science économique. Il considère notamment qu’une programmation bien comprise de l'économie rendrait possible la conduite d’une politique économique et sociale plus efficiente et plus cohérente, et permettrait au secteur privé de prendre les décisions qui lui incombent en meilleure connaissance de cause. »46 Il s’agit de rendre plus rationnelle la politique économique du gouvernement, dont les mesures ont « trop souvent […] pour objet de remédier hâtivement à des situations difficiles au fur et à mesure que celles-ci se présentent47 ».

  • 48 « La programmation économique (I) », Courrier hebdomadaire, n° 153, CRISP, 1962.

48La nouvelle institution créée est une sorte de bureau d’études composé d’experts hautement qualifiés. Elle est chargée de contribuer à fixer les objectifs généraux de la politique économique, le programme de développement économique et social, le plan des investissements publics et les prévisions quant aux investissements privés ainsi que des indications sur les perspectives des différents secteurs de la vie économique. Vis-à-vis du secteur privé, la programmation n’est que théorique et purement volontariste, mais elle comporte un aspect de négociation : « Dans la mesure par exemple où un secteur industriel admet que sa production doit augmenter en moyenne d’un certain pourcentage chaque année, il considérera à certains égards qu’il s’agit là d’une forme de négociation : d’une part il peut espérer obtenir ainsi de l’État certaines faveurs, d’autre part, du point de vue de l’opinion publique, il prend plus ou moins implicitement l’engagement de réaliser ce taux. »48

49L’élaboration du programme comprend la détermination d’un taux prévisionnel d’expansion annuel du PNB, le raffinement de ce taux au niveau des secteurs privés en concertation avec les fédérations patronales sectorielles, la concertation globale avec les interlocuteurs sociaux interprofessionnels et une coordination interministérielle. La version définitive du programme aboutit au Parlement après nouvel examen par le gouvernement et par les interlocuteurs sociaux.

50La concertation avec les interlocuteurs sociaux, qui intervient à des moments symboliquement forts, a lieu au sein d’un nouvel organe créé par l’arrêté royal du 25 novembre 1960 : le Comité national de l’expansion économique (CNEE). C’est l’organe de participation des interlocuteurs sociaux à la définition des objectifs de la politique économique du gouvernement. C’est un organe qui associe les interlocuteurs sociaux à la décision politique de façon beaucoup plus volontariste que le Conseil central de l’économie. À la différence de ce dernier, il n’est pas paritaire, mais tripartite. Il met en présence les représentants patronaux et syndicaux et les ministres les plus directement concernés par la politique économique et sociale du gouvernement. Il a pour mission de proposer les objectifs généraux de la politique économique, notamment en matière d’investissements, d’emploi, de prix et de salaires ; de fournir des indications sur les perspectives des différents secteurs économiques ; de donner son avis sur les investissements publics et de formuler des recommandations en ce qui concerne les investissements privés.

VI.2. L’association des holdings à la programmation économique

  • 49 Arrêté royal n° 64 du 10 novembre 1967 organisant le statut des sociétés à portefeuille et leur ass (...)
  • 50 Ibidem.

51L’instauration d’une concertation économique tripartite n’est pas la seule réforme importante à accompagner la programmation. Il faut encore citer une mesure prise quelques années après la création du Bureau de programmation économique et qui complète la démocratie économique et sociale en appelant des acteurs économiques restés jusque-là absents de la scène. Il s’agit de ceux qui occupent le lieu même du pouvoir économique, lieu qui, dans une économie de groupes d’entreprises, se situe dans la société de tête du groupe, souvent une société à portefeuille ou holding, qui contrôle l’ensemble de ses filiales et sous-filiales. Le paritarisme met en présence les représentants patronaux et syndicaux, mais pas les membres, en tant que tels, du conseil d’administration de ces entités dont le pouvoir de décision, notamment en matière d’investissement ou de désinvestissement, est essentiel. C’est ce que va prendre en compte l’arrêté royal n° 64 du 10 novembre 1967 organisant le statut des sociétés à portefeuille et leur association à la programmation économique. L’association des holdings à la programmation de l’économie « apparaît comme hautement souhaitable49 » pour deux raisons. Tout d’abord, « dans le cadre de la programmation conçue comme une action indicative pour l’ensemble des partenaires économiques et sociaux, une information du Bureau de programmation économique sur les projets fondamentaux des sociétés à portefeuille s’avère fréquemment indispensable ». Ensuite, « dans de nombreux secteurs industriels, ces sociétés constituent de véritables centres de décision qu’il est indispensable d’associer dans les discussions des politiques globales, dès lors que l’on s’oriente vers une économie largement concertée50 ».

  • 51 Ibidem.

52L’arrêté n° 64 vise notamment à « assurer une information correcte des associés [c’est-à-dire les actionnaires des sociétés à portefeuille] et du public, en général, sur la structure et l’activité de ces sociétés ». C’est la Commission bancaire qui sera chargée de surveiller le respect de cette obligation d’information. Concernant leur association à la programmation économique, il est prévu (art. 10) que ces sociétés « communiquent chaque année au Bureau de programmation économique, à sa demande, une documentation sur leurs projets d’investissements et sur ceux de leurs filiales et de leurs sous-filiales. Cependant, cette communication ne pourra revêtir qu’un caractère global quand il s’agit d’un programme de recherche technologique ou appliquée. Les membres du Bureau de programmation économique et son personnel ne peuvent se livrer à aucune divulgation des informations dont ils ont connaissance en application du présent article51 ».

VI.3. Premier bilan de la programmation économique et création du Bureau du plan

  • 52 « Le Bureau du plan et le plan 1971-1975 », Courrier hebdomadaire, n° 520-521, CRISP, 1971, pp. 2-7

53Après une décennie, le bilan de la programmation économique est relativement négatif. Du point de vue institutionnel, il semble que le statut du Bureau de programmation économique ne lui permette pas d’être efficace face à une certaine passivité de l’administration et au cloisonnement des compétences ministérielles, notamment entre les Travaux publics et les Affaires économiques. Du point de vue de la démocratie économique et sociale, il suscite la déception des organisations syndicales, car, si elles sont associées à l’élaboration des programmes, c’est à un moment où rien ne peut plus être modifié sans mettre en péril la cohérence de l’ensemble. Ensuite, rien n’est prévu concernant le suivi des programmes. Troisièmement, voulant préserver leur zone d’autonomie de la négociation salariale de leurs centrales professionnelles, les syndicats refusent d’étendre la programmation aux aspects sociaux. D’autres raisons sont encore pointées. On observe, par exemple, du point de vue économique, un déphasage conjoncturel par rapport aux prévisions. Enfin, un divorce apparaît entre les programmes globaux et la dimension régionale de la politique économique qui est de plus en plus revendiquée52.

  • 53 Projet de loi de cadre portant organisation de la planification et de la décentralisation économiqu (...)
  • 54 Pour deux d’entre eux, ces conseils s’appuient sur des organes existants, créés sous la forme d’asb (...)

54Une réforme de la programmation est entreprise. Elle va déboucher sur la création du Bureau du plan par la loi du 15 juillet 1970 portant organisation de la planification et de la décentralisation économique53. La portée du plan est beaucoup plus grande que celle de la programmation. Il est impératif pour les pouvoirs publics et se traduit annuellement dans les budgets. Il est de nature contractuelle pour les entreprises qui reçoivent des incitants de l’État en contrepartie des engagements pris par elles en vue d’exécuter le plan. Il est indicatif pour le surplus. Du point de vue de la démocratie économique, la réforme prévoit la consultation des interlocuteurs sociaux à un moment plus précoce de l’élaboration du plan, à savoir sur un document préparatoire appelé les « options du plan ». Il est prévu que le Comité national de l’expansion économique reçoive des rapports sur l’exécution du plan. Cela est censé répondre aux demandes des syndicats d’être associés au suivi de l’exécution du plan. Par ailleurs, la planification s’accompagne d’une décentralisation économique pour laquelle de nouveaux organes de démocratie économique sont créés, à savoir les conseils économiques régionaux54 et les sociétés de développement régional.

VI.4. Une planification elle-même difficile

  • 55 « Le Bureau du plan et le plan 1971-1975 », op. cit., p. 17.

55La planification économique connaît des difficultés du même ordre que la programmation durant la décennie précédente. Le phénomène n’est pas propre à la Belgique, mais est également sensible dans d’autres pays d’Europe occidentale. L’élaboration du plan quinquennal, avec la multiplication des étapes de consultation nationale et régionale, s’avère très lourde. Les facteurs constitutifs de la croissance économique sont d’une complexité croissante. Le développement économique glisse vers le secteur tertiaire, qui se prête mal à une planification. La grande industrie est plus en proie à la rationalisation que désireuse de plans d’investissements. L’économie s’internationalise et le pouvoir supranational des Communautés européennes fait perdre de l’autonomie de décision à l’État belge, lui-même en proie aux forces centripètes de la décision politique exercée par les régions. Mais la crédibilité du plan peut elle-même être questionnée : des décisions politiques de portée économique sont prises sans référence au plan55.

  • 56 Projet de loi organisant l’association des holdings à la planification économique, modifiant le sta (...)

56Paradoxalement, on semble toujours croire en la perfectibilité du plan. Concernant l’association des holdings à la planification, il s’avère que l’arrêté royal n° 67 du 10 novembre 1967 n’a pas rempli son rôle. Pour des raisons techniques, « sur base du recensement établi par la Commission bancaire […] l’ensemble des sociétés inscrites, de leurs filiales et sous-filiales et des sociétés sur lesquelles elles exercent un contrôle, ne couvre que de façon variable et encore très imparfaite, les différents secteurs de l’activité économique que le législateur de 1967 voulait associer à l’élaboration et à l’exécution de la planification56 ». La loi du 20 janvier 1978 organisant l’association des holdings à la planification économique et modifiant le statut des sociétés à portefeuille vise à corriger cet inconvénient. Le législateur tente ainsi de donner un ultime parachèvement à l’édifice institutionnel de la planification alors même que le taux de chômage atteint un niveau record et que la crise économique prend de plus en plus l’allure d’une crise structurelle.

  • 57 Ibidem.

57Du point de vue qui nous occupe ici, à savoir la démocratie économique et sociale, « un obstacle majeur semble contrarier une véritable démocratisation du plan : comment pouvoir disposer d’alternatives de cohérence, à tous les niveaux importants, afin de permettre des choix en connaissance de cause sans remettre en question l’ensemble du plan. La première difficulté est technique : calculer de telles alternatives, à tous les niveaux importants, suppose à la fois une connaissance approfondie des besoins et la maîtrise des “modèles” de politique économique et sociale extrêmement perfectionnés. Mais la principale difficulté est sans doute politique : il y a des choix que le gouvernement et/ou les partenaires sociaux ne veulent pas faire sur la place publique57. »

  • 58 L’initiative économique publique, Dossier pédagogique documentaire, CRISP, novembre 1977, p. 43-46.

58À la fin de la décennie 1970, la réponse politique à la crise économique engendrée par la fin des accords de Bretton Woods et par la crise pétrolière se déroule sur fond de forte instabilité gouvernementale. De plus, à partir de 1980, la montée en puissance des régions comme entités politiques autonomes transmet le destin de la planification dans les mains des autorités régionales devenues compétentes pour la politique économique. Le plan 1976-1980 n’est jamais adopté formellement par le Parlement. Le Comité national de l’expansion économique ne se réunit plus depuis 1975. L’une des dernières réunions (si pas la dernière), le 28 avril 1975, témoigne d’un désaccord profond entre les représentants syndicaux et patronaux concernant la réforme de la Société nationale d’investissement, créée en 1962 et que les syndicats voudraient voir transformer en véritable holding public capable de se substituer à l’initiative privée défaillante58.

Conclusion

59Pour répondre à la question posée par notre titre, il faudrait avoir décrit précisément ce qu’est devenu l’encadrement institutionnel de la politique économique après la période 1945-1978 à laquelle nous avons borné notre analyse. On reprendra, plus simplement, mais sans doute aussi plus imprudemment, les quatre thèmes qui ont structuré notre analyse de la démocratie économique et sociale dans les documents parlementaires en les projetant sur la situation actuelle. Une thématique transversale émergera de ces thèmes : celle des acteurs de cette démocratie. Sont-ils toujours les mêmes ? Avaient-ils été correctement identifiés ?

601. Premier thème abordé, celui de la complémentarité entre démocratie politique et démocratie économique et sociale. Cette dernière était censée corriger les inégalités face au pouvoir économique, que ne prenait pas en compte l’égalité citoyenne. Les institutions de la démocratie parlementaire ne sont plus aujourd’hui les organes de la souveraineté nationale qu’ils étaient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. D’importants transferts de souveraineté ont été opérés au profit de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce, pour ne citer que deux, mais non des moindres, des organisations internationales qui produisent des normes s’imposant directement à l’ordre juridique étatique. Le cadre institutionnel de la démocratie économique et sociale est donc censé compléter ou corriger quelque chose qui a largement été vidé de sa substance ou, à tout le moins, qui a été court-circuité par de nouveaux acteurs apparus sur la scène internationale. On a vu que les promoteurs de la démocratie économique et sociale étaient très soucieux de préserver le pouvoir de décision des autorités légitimes établies par la Constitution, raison pour laquelle ils insistaient sur le statut purement consultatif des organes de la démocratie économique et sociale. Mais ces autorités légitimes n’ont plus aujourd’hui qu’une autonomie limitée dans les matières qui étaient au centre de la démocratie économique et sociale, l’essentiel étant transféré dans les organisations internationales précitées. Les grandes décisions budgétaires, par exemple, desquelles découlent toutes les autres, sont prises par les gouvernements en respectant des normes qui s’imposent comme de l’extérieur. En fait, ils ont contribué à les définir et à les adopter au niveau supranational, mais dans des conditions politiques dont le plus souvent ils n’avaient pas la maîtrise. Les relations entre les syndicats et les partis politiques, qui assuraient concrètement une certaine cohésion entre le parlementarisme et la concertation économique et sociale, se sont entre-temps distendues, les partis n’étant plus à même d’assumer d’autres orientations que celles qui s’imposent à eux aussi au niveau international.

612. L’organisation de l’économie, deuxième thème abordé, a supposé l’identification et la légitimation des acteurs de la démocratie économique. Formellement, ceux-ci n’ont pas changé et les critères de leur reconnaissance et de leur représentativité sont restés similaires. La projection sur la réalité actuelle oblige de poser crûment la question : avaient-ils été bien identifiés, du moins du côté des représentants du pouvoir économique ? Le choix du paritarisme généralisé s’est basé sur l’identification des associations patronales comme acteurs représentatifs des intérêts du pouvoir économique. Or le paritarisme repose sur le présupposé selon lequel les détenteurs du pouvoir économique sont adéquatement représentés par les organisations d’employeurs. Le fait que dans les conseils d’administration des grandes organisations patronales siégeaient à l’époque des administrateurs des grandes sociétés affiliées a pu donner l’illusion que les décideurs économiques étaient adéquatement représentés par les organisations patronales. La réalité d’aujourd’hui révèle que non seulement les décideurs économiques des grandes entreprises internationales ayant des filiales en Belgique ne sont pas présents dans ces organisations patronales, mais encore que leurs intérêts ne sont pas nécessairement représentés par elles. Mais la représentation de leurs intérêts était-elle effective à l’époque ? On peut en douter. Rappelons, par exemple, que pour associer les décideurs économiques à la planification économique, on n’a pas jugé bon de faire appel aux organisations patronales, mais qu’on a cru nécessaire de s’adresser directement aux sociétés à portefeuille pour obtenir de l’information sur leurs projets d’investissement. Que représentent les organisations patronales ? Elles défendent les intérêts communs des entreprises en tant qu’employeurs face aux syndicats et en tant que sociétés commerciales devant se plier au cadre réglementaire national, mais elles ne représentent pas les détenteurs ultimes de la décision d’investir ou de désinvestir. Les mandataires siégeant dans organes de décision des organisations patronales sont censés représenter les intérêts des décideurs économiques, mais sans les enfermer dans aucun engagement qui limiterait leur liberté de décision. Leurs mandants, en fin de compte les actionnaires principaux, n’ont aucun intérêt en commun, sinon la défense de la liberté d’investir, et n’ont d’ailleurs aucune forme officielle de représentation commune.

62Quant au travail, est-il adéquatement représenté par les syndicats ? On ne repère en tout cas pas le même divorce entre mandataires et mandants que dans les organisations patronales, mais on peut sans doute mentionner la difficulté pour eux de défendre à la fois les travailleurs qui ont un emploi et les travailleurs sans emploi, ceux des grandes entreprises, en général bien organisés, et ceux des PME, plus difficiles à mobiliser. Reste la question de savoir si, dans le binôme capital-travail, le travail peut avoir encore aujourd’hui toute la dignité d’un acteur dans la démocratie économique quand il est essentiellement identifié comme un coût, comme une charge, par ses interlocuteurs.

633. Le troisième thème, la démocratisation de l’entreprise, appelle le même type de remarque que le point précédent : l’interlocuteur des travailleurs est celui qui a l’autorité que la loi attribue au chef d’entreprise, mais celui-ci n’a pas nécessairement le pouvoir de décision sur les questions stratégiques. Le détenteur de ce pouvoir n’est pas ordinairement présent dans les échanges, sauf dans les cas où, face à des décisions contestées de la maison mère, les travailleurs l’ont identifié et ont exigé sa présence et ses réponses à leurs questions. Il reste que la démocratisation dans l’entreprise a, on l’a vu, soigneusement préservé le pouvoir de décision du chef d’entreprise (a fortiori de l’actionnaire). On se rappellera que l’un des arguments utilisés à l’époque est que le pouvoir de décision devait rester dans les mains de ceux qui endossaient les risques liés au fait d’entreprendre. Avec le recul, on peut se demander qui endosse véritablement les risques de décisions telles que les restructurations et les fermetures, qui sont prises pour minimiser les risques liés à la rentabilité des investissements financiers, mais dont les conséquences sont des pertes de milliers d’emplois, des diminutions de salaire pour ceux qui restent, et la dépression économique de bassins industriels entiers. Ici aussi, l’acteur principal n’est pas concerné par le cadre institutionnel mis en place sous le couvert de la démocratie économique.

644. Enfin, l’encadrement démocratique de la politique économique reconnaissable dans la pérennité de certaines institutions créées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale remplit-il la même fonction ? Avant de répondre à la question, un regard sur la situation actuelle révèle que la décision politique en matière économique a migré vers les sphères internationales, mais son encadrement démocratique ne l’a pas suivi. Les politiques monétaires et budgétaires sont fortement encadrées au niveau européen, où il n’est pas question d’une démocratie économique au sens du paritarisme de l’après Seconde Guerre mondiale. La composition du Comité économique et social de l’Union européenne, par exemple, ne répond pas à la conception paritaire des acteurs économiques. Les aides aux entreprises sont également encadrées au niveau européen où les États membres de l’Union ont transféré leur souveraineté en matière de régulation de la concurrence.

65La planification telle que prévue par la loi du 15 juillet 1970 a été enterrée. Le Bureau fédéral du plan est aujourd’hui chargé de missions d’études prévisionnelles pour éclairer les décisions budgétaires, fiscales, etc., mais plus pour planifier les dépenses publiques d’infrastructure, celles-ci ayant été transférées aux régions. La planification avait-elle fonctionné de façon satisfaisante ? Il semble que non, et on peut se demander si ses promoteurs étaient réellement persuadés de ses potentialités en matière de développement économique ou si la lourdeur bureaucratique qu’elle allait engendrer était considérée comme le prix à payer, même encore vingt-cinq ans après la fin de la guerre, pour donner des gages à la classe ouvrière.

66La décentralisation économique prévue par la même loi a fait place au transfert de la politique économique à des régions dotées d’institutions politiques propres. Les régions ont repris dans leur giron les conseils économiques créés par cette loi en les rebaptisant conseils économiques et sociaux. C’est en leur sein qu’a lieu à présent la concertation économique avec les autorités politiques. Des formes nouvelles de planification sont apparues (par exemple le Plan régional de développement à Bruxelles ou le plan Marshall en Wallonie). Il serait intéressant d’analyser ces méthodes de gestion en ayant à l’esprit les objectifs et les principes de la démocratie économique et sociale. Cela dépasse le cadre du présent article, mais il est probable qu’on y trouve une filiation plus ou moins directe, même si celle-ci n’est pas affirmée explicitement. La planification subsiste au niveau européen sous la forme de programmes fixant des objectifs budgétaires ou autres à atteindre par les États dans une certaine période. Mais aucun encadrement démocratique, au sens de la démocratie économique et sociale, ne la caractérise. Au contraire, on a vu l’émergence d’une institution, la Commission européenne, qui exerce à la fois les fonctions de définition des normes et de contrôle de l’application de celles-ci.

67Au niveau national subsistent les grandes institutions paritaires que sont le Conseil central de l’économie et le Conseil national du travail, et au niveau sectoriel, les commissions paritaires continuent à fonctionner. Mais la toile de fond que ces institutions étaient censées encadrer a profondément changé : ce n’est plus l’expansion économique ni le partage des fruits de la croissance qui sont les objets essentiels de la concertation entre les interlocuteurs sociaux et le gouvernement, mais la compétitivité internationale des entreprises et l’adaptation du marché du travail à cette compétitivité.

68Signalons que si le paritarisme subsiste dans ces institutions, il a été battu en brèche dans des institutions nouvelles créées dans un passé plus récent. Le Conseil supérieur de l’emploi, par exemple, créé en 1995, ne réunit pas les interlocuteurs sociaux, mais principalement des spécialistes académiques des questions d’emploi et de formation. Un autre exemple est celui du Conseil fédéral du développement durable, créé en 1993, où les représentants des travailleurs et des employeurs siègent parmi d’autres organisations actives en matière d'environnement, et côtoient des organisations de coopération au développement, des organisations de consommateurs, des organisations de jeunesse et des scientifiques.

69L’instauration de la démocratie économique et sociale n’est pas étrangère à la conjoncture politique internationale, à savoir la guerre froide. Avec le recul, on est tenté de l’interpréter comme une tentative d’imiter l’encadrement politique de l’économie des pays communistes, mais dans une économie de marché, c’est-à-dire sans toucher à la nature privée des centres de décision de cette économie. Le paradoxe était de donner une direction à l’économie, mais sans la diriger.

Haut de page

Notes

1 Vielle P., Pochet P. et Cassiers I. (dir), L’État social actif : vers un changement de paradigme ?, PIE Peter Lang, Bruxelles, 2005 ; Conter B., La stratégie européenne pour l’emploi : de l’enthousiasme à l’effacement, CRISP, Bruxelles, 2012.

2 Rosanvallon P., La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2000, pp. 357-373.

3 Rosanvallon P., op. cit., p. 359 .

4 Ibidem, p. 363.

5 Arcq É., La concertation sociale, Dossier n° 70, CRISP, Bruxelles, 2008, p. 11.

6 « Le jeu des forces qui ont conditionné, dans l’après-guerre, les formes d’aide de la puissance publique à l’initiative privée », Courrier hebdomadaire, n° 15-16, CRISP, 1959.

7 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travail et de la prévoyance sociale par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 306 (1946-1947), p. 3.

8 Ibidem.

9 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 1.

10 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p. 11.

11 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travail et de la prévoyance sociale par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 306 (1946-1947), p. 12.

12 Projet de loi portant organisation d’une représentation officielle des activités de l’économie, Exposé des motifs, Sénat, Doc. parl. n° 146 (1946-1947), p. 2.

13 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 6.

14 Rapport de la Commission du travail et de la prévoyance sociale chargée d’examiner le projet de loi organique du Conseil national du travail, Sénat, Doc. parl. n° 182 (1951-1952), p. 3.

15 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organisation de l’économie, Sénat, Doc. parl n° 489 (1947-1948), p. 5.

16 Ibidem, p. 4.

17 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 2.

18 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p. 8.

19 Ibidem, p. 12-13.

20 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organisation de l’économie, Sénat, Doc. parl. n° 489 (1947-1948), p. 2.

21 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p 10.

22 Ibidem.

23 Projet de loi organisant l’initiative économique publique. Exposé des motifs, Sénat, Doc. parl. n° 766 (1975-1976), p. 4.

24 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p 11.

25 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 2.

26 Ibidem, p. 3.

27 Projet de loi portant organisation d’une représentation officielle des activités de l’économie, Exposé des motifs, Sénat, Doc. parl. n° 146 (1946-1947), p. 1.

28 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p 10.

29 Proposition de loi concernant l’organisation et le fonctionnement du Conseil national du travail, Développements, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 67 (1950), p. 1.

30 Ibidem , p. 2.

31 Projet de loi de cadre portant organisation de la planification et de la décentralisation économique. Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 125 (S. E. 1968), p. 2.

32 Projet de loi portant organisation de l’économie, Rapport fait, au nom de la Commission spéciale, par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 511 (1947-1948), p 13.

33 Une exception interviendra plus tard pour l’élection des représentants des cadres au conseil d’entreprise.

34 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 12-13.

35 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 142 (1946), p. 1.

36 Ibidem, p. 10.

37 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travail et de la prévoyance sociale par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 306 (1946-1947), p. 9.

38 Rappelons que le Projet d’accord de solidarité sociale était explicite à ce sujet : « Les travailleurs respectent l'autorité légitime des chefs d’entreprise et mettent leur honneur à exécuter consciencieusement leur travail. »

39 Projet de loi instituant les conseils d’entreprises, Rapport fait au nom de la commission du travail et de la prévoyance sociale par M. Leburton, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 306 (1946-1947), p. 10.

40 Projet de loi portant organisation de l’économie, Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 50 (1947-1948), p. 14.

41 Rapport de la Commission des affaires économiques chargée d’examiner le projet de loi portant organisation de l’économie, Sénat, Doc. parl n° 489 (1947-1948), p. 29.

42 Ibidem. Ajoutons que les réformes de structures de l’époque ont compris également l’institution du révisorat d’entreprise et une réforme des documents comptables de l’entreprise.

43 Comme en atteste le Rapport préliminaire général sur la réorientation économique de la Belgique publié en septembre 1936. Cf. « Le jeu des forces qui ont conditionné, dans l’après-guerre, les formes d’aide de la puissance publique à l’initiative privée », op. cit.

44 Ibidem, p. IV.

45 Cf. par exemple Projet de loi concernant l’aide à la création, à l’extension et à la rationalisation d’entreprises industrielles et artisanales, Exposé des motifs, Sénat, Doc. parl. n° 7 (1952-1953).

46 Avis du Conseil central de l’économie du 27 mai 1959 relatif à la programmation de l’économie.

47 Arrêté royal du 14 octobre 1959 portant création d’un Bureau de programmation économique, Exposé des motifs, Moniteur belge, 20 octobre 1959.

48 « La programmation économique (I) », Courrier hebdomadaire, n° 153, CRISP, 1962.

49 Arrêté royal n° 64 du 10 novembre 1967 organisant le statut des sociétés à portefeuille et leur association à la programmation économique, Rapport au Roi.

50 Ibidem.

51 Ibidem.

52 « Le Bureau du plan et le plan 1971-1975 », Courrier hebdomadaire, n° 520-521, CRISP, 1971, pp. 2-7.

53 Projet de loi de cadre portant organisation de la planification et de la décentralisation économique. Exposé des motifs, Chambre des représentants, Doc. parl. n° 125 (SE 1968). La réforme, voulue par les socialistes wallons, est pensée comme complémentaire à la réforme des institutions politiques mise en œuvre par la révision de la Constitution de 1970. Voir Eyskens G., Mémoires, CRISP, Bruxelles 2012, pp. 997-999.

54 Pour deux d’entre eux, ces conseils s’appuient sur des organes existants, créés sous la forme d’asbl, le Conseil économique régional flamand et le Conseil économique régional wallon. Le troisième est un organe nouveau, le Conseil économique du Brabant.

55 « Le Bureau du plan et le plan 1971-1975 », op. cit., p. 17.

56 Projet de loi organisant l’association des holdings à la planification économique, modifiant le statut des sociétés à portefeuille et relatif à la modification de la structure en capital de certaines sociétés. Exposé des motifs. Chambre des représentants, Doc. parl. n° 503-1 (1974-1975), p. 2.

57 Ibidem.

58 L’initiative économique publique, Dossier pédagogique documentaire, CRISP, novembre 1977, p. 43-46.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Etienne Arcq, « Existe-t-il encore une démocratie économique et sociale ?  »Pyramides, 25 | 2013, 181-209.

Référence électronique

Etienne Arcq, « Existe-t-il encore une démocratie économique et sociale ?  »Pyramides [En ligne], 25 | 2013, mis en ligne le 10 mars 2015, consulté le 10 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/pyramides/978

Haut de page

Auteur

Etienne Arcq

Chargé de recherche au Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP).

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search