De l’air. En ingurgiter encore dans les poumons pourtant gavés. Une dernière gorgée avant le voyage abyssal, vertical. Le pince-nez est serré, les lunettes ajustées. Les vagues viennent cingler le visage dans un ballottement régulier. Se relaxer, se détendre. Chercher du regard un sourire aimant, se jurer que c’est un voyage aller avec retour, que ce n’est pas un film, que ce n’est pas le Grand Bleu, qu’il y a mieux à vivre que de s’enfoncer à jamais avec les dauphins.
Quelques instants avant le OK. Vérifier encore l’appareillage. Les palmes, la combinaison, le profondimètre, et plus encore le câble et la gueuse, qui entraînera par le fond. Faire confiance à la bouteille d’air comprimé qui gonflera le parachute, l’ascenseur obligatoire pour le retour. S’embarquer pour un ailleurs, pour un voyage inédit.
Une dernière gorgée et...
L’apnée est un voyage contre-nature. Vers le froid, le silence. Vers la privation d’air. La terre ferme a été conquise, ses moindres parcelles explorées ou googlisées. Restent les dessous et la mer. Aller voir où personne n’est encore allé, où le soleil même renonce... Car, très vite, le bleu accueillant, après s’être fait turquoise puis outremer, vire au noir, au néant. Il ne reste plus que le bruit strident de la gueuse métallique qui glisse sur la corde pour vous raccrocher au monde. Il convient de se fondre, d’accepter, de se réjouir, d’être en harmonie et surtout pas en lutte, de ne plus être soi. Léger, ample, heureux.
Le staccato du cœur ralentit, les poumons se compriment, presque de la taille d’une orange flétrie. Le sang afflue vers les organes vitaux. Le corps en mode survie. Pas d’autre choix que de rationner ses besoins, de résister à la pression, de pomper dans ses ressources d’air amenuisées pour redresser les tympans. Chercher cet étonnant second souffle qui parfois naît. Et cette gueuse qui tire vers le fond et finit par taper sur la plaque de fonte au bout du câble. Comme un réveil. Les yeux s’ouvrent et voient qu’il n’y a rien à voir, au mieux le halo incertain d’une lampe. Au tour des autres sens de se dégourdir et très vite penser au retour.
C’est le moment de dégoupiller la bouteille qui gonflera le parachute, de prier pour que la mécanique ne s’entrave pas. Le corps se contentera-t-il de l’air restant ? Succombera-t-il à la narcose, l’ivresse des abysses ? Repasser toute la gamme des bleus. Discerner les plongeurs de sécurité, leurs pouces levés et revenir vers la vie, vers les amis, vers le réel. Lâcher la gueuse, ne pas précipiter la remontée, éviter l’accident de décompression. Décompresser. Et…
De l’air. Ressentir que, sûrement, la première gorgée, celle bue au sortir du ventre de la mère, avait ce goût-là.
Ça s’appelle le no-limit. Record officiel, moins 214 mètres, record officieux, moins 253 mètres, par le même Autrichien, Herbert Nitsch, dit le Robot, le Golgoth ou le Cyborg. Un voyage physique, physiologique, psychique. Un voyage intérieur. Au-delà de l’inconnu. Un voyage unique. Un voyage extraordinaire, des lieues sous les mers. Jules Verne ? « Je le sens pas comme ça » , rétorque Nitsch. La conquête d’une nouvelle lune ? « Mais sans les moyens. » Une aventure rare. « Une adaptation à un milieu. »
« Mettre le doigt où il y a encore un point d’interrogation. »
Joseph CONRAD
On recense moins d’apnéistes des profondeurs que d’astronautes. Les terrae incognitae ont disparu de la carte du monde. Reste le voyage vers le fond des mers, dernier repaire vierge. Jacques Mayol, le premier à moins 100 mètres, lisait et relisait Joseph Conrad et son invitation : « Mettre le doigt où il y a encore un point d’interrogation. » Une dernière gorgée d’air...
Le premier récit corroboré de ce voyage abyssal est conservé aux archives de l’Office historique de la marine italienne à Rome. Il est daté de 1913. Il narre le parcours d’un valeureux plongeur grec, Haggi Statti, descendu à plusieurs dizaines de mètres, à quatre-vingts peut-être, pour récupérer en mer Égée l’ancre d’un cuirassé, le « Regina-Margherita ». « Je sens tout le poids de la mer sur mes épaules », rapportera Haggi. Les médecins de bord ausculteront le héros. Il entend mal, ses tympans sont endommagés, ce qui est bien pratique pour supporter la pression. Elle augmente d’un bar tous les dix mètres. La mer se défend.
Une prophétie fera longtemps référence : à moins cinquante mètres, les poumons implosent. L’avis était signé d’un docteur nommé Cabarrou. C’est recopié dans tous les livres d’apnée. Des expériences auraient été réalisées avec des boîtes immergées censées reproduire la cage thoracique. Pierre Cabarrou a bien existé. Il avait fait santé navale promotion 1939, s’est laissé enivrer par l’ivresse des profondeurs, a formé des nageurs de combat, s’est intéressé aux scaphandres et aux bathyscaphes, a bossé avec le commandant Cousteau, ce qui forcément légitime. On entre en contact, vers Toulon, avec un descendant, Jean-Louis, docteur aussi. Il a œuvré pour la préservation des travaux de son aïeul. Il n’a trouvé aucune ligne sur une prétendue barrière des cinquante mètres. « À l’époque, tout se disait, même qu’on trouvait des monstres marins qui te mangeaient tout crû. » Le scientifique mélangé à l’imaginaire.
Enzo Maiorca est sicilien. Et pas médecin : il s’est arrêté après trois ans d’études. « Rome était trop jolie... » Il a écouté distraitement celui qui n’a jamais été son confrère. Il était sportif, aimait qu’on le regarde, se languissait sur les rivages de la belle Syracuse. En 1962, il a osé dépasser les 50 mètres. « C’est comme deux mains gigantesques qui t’étreignent gentiment, qui t’entraînent sans te faire mal. » Maiorca a ouvert les eaux, en parle avec des mots bleus, comme un gardien. Les poumons tenaient. Et le cœur ? S’arrêterait-il de battre puisque sous l’eau sa cadence diminue, flirte avec les vingt pulsations minute ?
À Miami, pas loin du delphinarium, les scientifiques se sont rapprochés de deux prétendants aux cent mètres. De Jacques Mayol, un Français à moustache, un vagabond du monde surtout, un esprit très ouvert. Et de Bob Croft, un militaire américain, même pas un mètre soixante-dix mais une capacité pulmonaire de dix litres, là où l’homme normal n’en fait pas la moitié. Les toubibs collent des appareillages sur Mayol et Croft. Il fut confirmé que, sous l’eau, les poumons rapetissaient et le cœur ralentissait. Des noms savants furent plaqués sur ces facultés : bloodshift, brachychardie. Il s’avéra que le cœur, malin, ne faisait que se préserver, ne flanchait pas. Mayol dira : « C’est l’éveil de certaines facultés engourdies et latentes. »
L’adaptation au milieu. Le souvenir du liquide amniotique. Le mythe de l’homme-dauphin. Mayol s’interrogeait. Ne concevait pas qu’on puisse se contenter de descendre sans convoquer la médecine ou la philosophie. Il s’attela à l’écriture d’un livre, paru en 1983, l’Homo Delphinus, qui aurait pu être confidentiel, qui devint un guide, une Bible. Mayol est un prosélyte. Luc Besson, un jeune cinéaste, tombe sur des images, effeuille le livre, écrit et réécrit un scénario. Ce sera Le Grand Bleu en 1988, éreinté par la critique, adoubé par le public. Les dessous se sont fait visibles. C’est de la poésie. Les phrases cultes. Le LSD. “ La mer est à moi, mais je ne sais pas si elle veut toujours de moi ” ou “ il faut une bonne raison pour remonter. ”
Des phrases, des images, une musique aussi...
Avec une bible, plus un film à douze millions d’entrées, l’apnée se mue en mode. Claude Chapuis, autour de Nice, développe une école de référence. Il évoque “ les allumés du Grand Bleu. ” Chapuis essaye de contenir les envies, formera Loïc Leferme, recordman à moins 171 mètres.
« Il y a deux façons d’avancer dans la vie. Soit tu trempes juste un orteil, soit tu plonges droit dedans. »
Francesco FERRERAS dit « PIPIN »
Car si les poumons résistent, si le cœur tient, c’est qu’on doit pouvoir continuer le voyage... Les nouveaux explorateurs pénètrent dans l’inconnu avec frénésie. Le Grand Bleu devient trou noir. Ils renoncent à la progression mètre par mètre, inventent moult artifices. Ils acceptent que l’eau salée envahisse leurs sinus, pensent et bricolent des mécanismes de plus en plus alambiqués, négligent les conditions primaires de sécurité, se coursent, se laissent happer par les lumières de la gloire.
« Il y a deux façons d’avancer dans la vie, assène le Cubain et contesté « Pipin » (alias Francisco Ferreras). Soit tu trempes juste un orteil, soit tu plonges droit dedans. » Pipin s’en est beaucoup remis à Olokun, le dieu de la mer nigérian qu’il s’est choisi comme protecteur. Il a régulièrement allumé une chandelle à son honneur dans un coin de sa maison de Miami, lui offrant mangue, miel ou coquillage. Il a cumulé comas, syncopes et malaises, s’en est toujours sorti. Pas ses plongeurs de sécurité, dont au moins deux ont trépassé. Pas sa femme, Audrey Mestre, décédée en 2002 en tentant le record à 171 m.
Le chemin des profondeurs est désormais jalonné de croix et bordé d’une insupportable cour des miracles. Morts, Cyril Isoardi, en 1994, puis Alexandre Félix, Audrey Mestre, Loïc Leferme ou Patrick Musimu. Infirmes, Benjamin Franz, Carlos Coste ou Herbert Nitsch en 2012. C’est le cerveau qui serait aujourd’hui le facteur limitant. Ils ont eu le mérite – ou l’inconscience – d’aller plus loin. On cherche un point commun à ceux qui ont compté. Ils ont tous été bercés par la mer. Quoique : Musimu le Belge et Nitsch l’Autrichien, les deux plus profonds, s’entraînaient en piscine ou dans leur canapé. On remarquera alors qu’ils affichent tous une référence, esquissée ou affirmée aux dauphins ou aux sirènes. « J’ai peut-être été sirène dans une autre vie », glissait Audrey Mestre. Ils ont au moins partagé des itinéraires singuliers.
Mayol est né à Shanghai, a multiplié les bouts de vie sur des cailloux oubliés ; Maiorca rêvait de revivre l’Odyssée homérique ; Pipin a fui Cuba la communiste ; Leferme a usé sa jeunesse dans une secte puis sous un tipi d’Indien ; Musimu, né à Kinshasa dans l’ancien Zaïre, ne trouvait pas sa stabilité en Belgique ; Nitsch avait les épaulettes de pilote d’avion de ligne, mais était étroit dans l’uniforme. Ils ont tous poursuivi sous la mer d’étonnants voyages, comme une envie irrépressible de toujours plus loin. Voyager pour comprendre, voyager pour se comprendre.
« On ne descend pas pour voir mais pour regarder en soi », estime Umberto Pelizzari, le conquérant des 150 mètres, en 1999. « L’aventure c’est la curiosité, dans curiosité il y a la souche latine curare, se soigner », analysait Loïc Leferme.
Ils ne se ressemblent pas, se haïssent parfois, mais ont partagé l’envie irrépressible de plonger profond, toujours plus profond. Trop ?
Dans le cirque de Santorin, dans les Cyclades grecques, là où l’Atlantide aurait été aspirée, là où donc un monde aurait disparu, Herbert Nitsch a approché le pire, vers 253 mètres. Il ambitionnait plus de 300 mètres, les 1 000 pieds. Il s’est retrouvé six mois en chaise roulante. Il remarche, il récupère. L’accident de trop peut-être. Aucun projet qui ne dépasse la fanfaronnade ne s’annonce.
Le voyage est interrompu. Définitivement ? Le no-limit a-t-il atteint ses limites ?