l est un peu plus de 5 h 30. L’heure où les rues de Johannesburg ne sont dérangées que par les foulées de quelques joggeurs hyperactifs, l’heure où les voitures sont encore soigneusement abritées dans leur garage, signe de la fièvre sécuritaire qui ankylose la ville. L’heure où Chris Froome traîne ses Birkenstock-chaussettes sur le carrelage de sa cuisine. Le Britannique, maillot et cuissard déjà enfilés, gobe une purée de bananes gonflée aux protéines, puis avale un espresso. En même temps, il regarde sur son ordinateur l’autre menu de la matinée, celui de son entraînement. Cinq heures de selle entrecoupées d’efforts courts mais intenses. Le lendemain, ce sera sept heures. Et le surlendemain, deux heures trente à plus de 320 watts sur son vélo de contre-la-montre – performance rare lorsqu’il s’agit de maintenir une telle puissance aussi longtemps, surtout dès le mois de janvier.
Un peu après 6 heures, le cliquetis de la porte automatique de son garage brise le calme de la rue. Froome enjambe son vélo, immédiatement suivi par une Jaguar couleur fauve, conduite par Claudio Lucchini, d’ordinaire chauffeur de bus pour l’équipe Sky, qui veille au grain en Afrique du Sud et masse tous les deux jours son protégé. Il faut plus d’une heure à vélo pour s’arracher des faubourgs de la métropole. Le vainqueur du dernier Tour de France slalome à travers le trafic qui enrhume la ville dès le lever du soleil. Il passe des endroits chics, où des allées de barbelés et de fils électriques le contemplent, aux quartiers défavorisés, autrement dit noirs, où il croise des écoliers en uniforme ainsi que des miséreux partis collecter des déchets et qui font du skateboard sur des chariots de fortune. Le coureur de Sky double des pick-up dans les coffres desquels des ouvriers sont entassés et se fait des petites séances de surplace, façon piste, aux principaux carrefours de la ville, en attendant que les feux passent au vert.
Johannesburg et ses alentours sont chaque année le théâtre de l’entraînement hivernal de Chris Froome. Le lieu est idéal pour se préparer : une météo de lézard quand l’Europe grelotte, une seule heure de décalage horaire et une altitude bienfaitrice, aux alentours de 1 700 mètres. Cette saison, il y a sué six semaines, de début janvier à mi-février, avant de s’envoler pour le Tour d’Oman, lieu de sa rentrée des classes en 2014. Mais les raisons de sa présence en Afrique du Sud sont toutefois plus profondes. Il s’y sent comme chez lui, y a ses habitudes, quelques adresses où, sans avoir besoin de peser sa nourriture et de faire attention à son alimentation, il aime enfourner un épais filet de bœuf et siroter un ou deux verres de vin local. Il y possède une maison, dans le tranquille quartier de Parkhurst, où il n’est présent en moyenne que deux mois dans l’année – pas besoin de faire pousser une pelouse ou de construire une piscine. Mais c’est là que vivent beaucoup de ses amis ; c’est là qu’il a rencontré sa fiancée, Michelle Cound, qui prenait des photos sur les courses en Afrique du Sud ; son père est lui aussi dans les parages, même si depuis plusieurs années leurs relations sont compliquées – Froome reste d’ailleurs pudique à ce sujet et préfère ne pas en parler publiquement.
Dans son cercle d’intimes, il y a Alex Pavlov. D’origine russe, il a des cheveux longs qui prennent la forme d’une coiffe de pharaon. Ancien coureur professionnel qui a fréquenté la même petite équipe amateurs que son pote, il possède aujourd’hui un grand magasin de cycles en périphérie de Johannesburg, où un petit perroquet qui a tendance à s’oublier sur le comptoir vous accueille. Lui et Froome partagent des sorties de sept heures dans la réserve de Suikerbosrand, au sud de Johannesburg, où, le long d’un circuit montagneux de plus de 60 kilomètres, ils peuvent observer zèbres, babouins, serpents, ou sprinter pour faire s’envoler des pintades qui traînent sur le bitume. « C’est une sortie presque religieuse pour nous, s’enthousiasme Pavlov. Chaque fois que Chris atterrit en Afrique du Sud, il m’appelle et me dit : ‘‘Allons rouler’’. Il ne dit pas : ‘‘Allons nous entraîner pour le Tour de France’’, ça va faire dix ans que je le connais et il n’a jamais changé, il ne dit jamais qu’il est le vainqueur du Tour, c’est juste Chris. Au téléphone, on n’a pas besoin d’en rajouter, on sait qu’on se retrouvera toujours à la même heure, vers 6 h 30, et au même endroit, un carrefour entre chez lui et chez moi, pour aller rouler. »
Parti en Europe, où il vit à Monaco et roule pour l’équipe présentée comme la plus sophistiquée du monde, Chris Froome a besoin de ce retour aux sources. « Il y a clairement un aspect mental, apprécie-t-il, en revenant ici j’ai l’impression de me retirer de la bulle européenne, du cyclisme, de pouvoir partir rouler sans forcément regarder mon SRM (son capteur de puissance). Je suis beaucoup moins sollicité. Être près de la nature, apprécier des choses plus modestes, entendre, sentir, presque toucher les animaux, il n’y a pas de meilleure chose pour moi. »
Mais d’où vient ce lien si fort avec l’Afrique du Sud alors qu’il court aujourd’hui avec un passeport britannique ? Petit rembobinage rapide : le mini Froomey et son profil « tintinesque » sont nés au Kenya, il y a vingt-neuf ans désormais ; à l’adolescence, dans les remous du divorce de ses parents, il prend son baluchon direction l’Afsud, à Bloemfontein d’abord, puis à Johannesburg, pour une éducation jugée meilleure, notamment au St John’s College, établissement catholique propret, briquettes aux murs, pelouse sous les pieds et cravate autour du cou. Comme tous ses camarades, le jeune Froome est obligé de se mettre au cricket, qui le fait plutôt bailler, au squash, au hockey et au rugby, qu’il affectionne mais où, avec son épaisseur de tige, il se fait découper par les gros Afrikaners. De toute manière, lui, c’est déjà le vélo qu’il préfère.
L’Afrique du Sud va lui faire découvrir que le cyclisme est un sport sérieux, avec compétitions officielles, dossards et trophées à l’arrivée. Elle sera son tremplin pour l’Europe et une carrière professionnelle, dans les balbutiements de laquelle il optera pour la nationalité britannique. Pour quelles raisons ? Pourquoi l’Afrique est-elle restée une terre essentielle dont il ne peut se passer ? Et a-t-il des regrets aujourd’hui de ne pas avoir été le premier Africain à s’imposer sur les routes de juillet ? Maintenant que la bulle de son conflit avec Bradley Wiggins s’est sacrément dégonflée – les deux hommes sont brouillés depuis le Tour 2012 quand Froome avait attaqué et remis en cause le leadership de Wiggo –, le rapport avec l’Afrique demeure une part importante de son mystère. Aussi bien pour comprendre comment ce continent a façonné son caractère sur le vélo et en dehors, que pour savoir comment le favori du Tour de France 2014 jongle avec sa « britannicité ».