Un regard d’acier sur un visage d’enfant. Le crâne cerclé d’une couronne tressée, le mongkon, vecteur de protection dans la tradition thaïlandaise, Damien Alamos s’agenouille au centre du ring et couvre ses yeux avec ses gants. La musique retentit, mélange de percussions et d’une flûte lancinante. Religieusement, le français se prosterne à trois reprises. Les muscles se délient, le corps se déhanche ; aux quatre coins du ring, il exécute le « Ram Muay », la danse rituelle des combattants. Une manière de rendre hommage à ses maîtres et de préparer son corps à l’affrontement.
Derniers instants avant la cloche. Debout dans son coin, son oncle, Rodrigo Alamos lâche ses derniers conseils ; une grande claque sur les fesses, ultime encouragement avant de quitter l’estrade. Ancien professionnel de boxe pied-poing, Rodrigo s’est reconverti entraîneur à la suite de problèmes médicaux aux yeux. « J’avais huit ans quand il m’a emmené dans son club pour la première fois, se souvient Damien. C’est lui qui m’a tout appris, il m’a donné l’amour pour ce sport. »
« Damien avait des facilités physiques car il a toujours été grand (1m83), avec de longs segments (jambes, bras), explique Rodrigo. Il boxait très technique, efficace, et remportait la plupart de ses assauts (combat où les coups sont délivrés sans force). » Au gré des victoires, le jeune Alamos se prend au jeu. « Quand j’avais 11 ans, mon oncle m’a ramené un short de Thaïlande avec mon nom brodé dessus. Il m’a montré des vidéos des camps d’entraînement, j’étais fasciné. »
Damien Alamos est encore au collège quand il se rend en Thaïlande pour la première fois. A 14 ans, il est le cadet d’un groupe de boxeurs sélectionnés par son oncle pour un stage à Bangkok. « Ça se passait bien, alors on m’a proposé mon premier combat professionnel (sans protections aux coudes). J’ai pris un thaï beaucoup plus expérimenté, il avait combattu une centaine de fois. » Manque d’expérience, pas de courage, le jeune « farang » (étranger) s’incline aux points, mais s’imprègne de la culture du haut niveau.
« Quand j’ai découvert leurs méthodes d’entrainement, le rapport à la culture, ça a été une révélation. » De retour à Bordeaux, Damien Alamos veut « boxer le plus souvent possible ». Pour contourner la législation française qui impose d’être majeur pour passer professionnel, l’adolescent se rend à l’étranger, en Italie, en Espagne, au Danemark. « Pour son deuxième combat pro, on est allé en Italie boxer un adversaire de 27 ans avec une dizaine de combats pro, se souvient Rodrigo. Damien l’a mis KO au 2e round. On n’a pas dit à l’adversaire qu’il avait 15 ans, sinon… (rires) »
Elève « moyen » et « peu motivé » comme il le dit lui-même, Alamos quitte les bancs de l’école après la seconde, pour se consacrer pleinement à son sport. « Je ne pensais qu’à boxer, à m’entraîner. » Ses grandes vacances, lui les passe en Thaïlande, dans des camps d’entraînement, pour perfectionner sa technique. A 16 ans, il boxe au Raja, un des plus grands stadiums du pays.
Deux ans plus tard, il fait la connaissance d’une icône nationale : Somrak Kamsing, médaillé d’or en boxe anglaise aux Jeux d’Atlanta en 1996 et premier champion olympique de l’histoire de la Thaïlande. Très influent dans le monde de la boxe, ce dernier offre au français une place dans son camp de Bangkok, et le fait débuter au prestigieux stadium du Lumpinee, la Mecque du Muay thaï, le fief de l’armée thaïlandaise.
Là encore, Damien perd, mais ne démérite pas. « J’avais fait un combat très serré, contre un thaï bien classé. Les promoteurs ont commencé à parler de moi, et Somrak m’a dit : « viens dans mon camp un an ou deux, tu seras champion du Lumpinee. » A son retour, la décision est prise. Dix-neuf piges et quelques milliers d’euros en poche, fruit d’un travail de bureau, Alamos s’envole seul. Direction la Thaïlande, sur les traces de Danny Bill et Jean-Charles Skarbowski, les français partis avant lui se faire un nom au pays du sourire.
A l’arrivée, Alamos apprend la langue sur le tas, et devient professionnel à part entière. « J’avais pris une chambre à Bangkok, juste à côté du camp. Je ne vivais que pour ça. » Les combats s’enchaînent, les succès aussi, et le nom d’Alamos grandit. « On lui envoyait de l’argent dès qu’on pouvait, pour qu’il puisse s’entraîner correctement, raconte Rodrigo. J’ai fait beaucoup de voyages en Thaïlande pour m’assurer qu’il tenait ses objectifs. »
Après 4 mois chez Somrak, trop peu présent à son gout, le français s’installe au Singpatong Gym, situé sur l’île de Phuket au sud du pays. Une école de combattants réputée, perchée sur les hauteurs d’une petite station balnéaire, avec vue imprenable sur la baie de Patong Beach et ses hôtels de touristes.
Six jours par semaine, Alamos s’y astreint à une routine infernale. Réveil, 6h30. Rendez-vous aux portes du camp ; en rangs, les « Nak Muay » (boxeurs) dévalent la colline de Patong, pour un footing de 10-12 km autour de la ville. S’en suivent deux heures de travail au sac, sparring, et frappe aux paos. « On se repose le reste de la matinée, explique Damien Alamos. Sinon on ne tient pas la séance de l’après-midi. » La journée s’achève à 19h après un nouveau footing, plus court, huit rounds de 4 minutes aux paos, et trois quart d’heure de « clinch », travail de corps à corps où les boxeurs travaillent en genoux.
Conscient qu’il lui faut payer plus pour percer, dans un sport national thaï où les étrangers ne sont pas toujours bienvenus, Alamos se réfugie dans le travail et gravit les échelons des classements thaïs. Champion du monde à 20 ans, il s’octroie le titre européen dans la foulée, et se voit offrir l’honneur suprême : affronter Kongfa pour la ceinture du Lumpinee, la plus haute distinction sportive du Muay Thaï.
Un an avant lui, son aîné Kamel Jemel, multiple champion du monde, en était sorti KO sur civière. Devant la foule des parieurs déchaînés, lui ne tremble pas. Plus technique, plus vif, Alamos se paye le luxe d’envoyer au tapis le champion dans son antre, sur un crochet gauche à la troisième reprise. Au bout des cinq rounds, il s’effondre en larmes, submergé par l’émotion et conscient d’avoir atteint le sommet de sa discipline. « Ça a fait du bruit en Thaïlande quand j’ai gagné la ceinture. J’étais déjà un peu connu, mais là, le regard des gens a changé. »
Avant lui, seul un autre étranger avait réussi la même performance : le français Morad Sari en 1999, qui n’avait pas remis en jeu son titre, ne vivant pas en Thaïlande. Quand il défend victorieusement sa ceinture, en octobre dernier face à Aranchai, Alamos crée donc un précédent dans l’histoire du sport thaïlandais. « En la gardant, j’ai gagné le respect. Ils ne veulent plus vraiment me la retirer maintenant, sourit Alamos. » A l’entrée du Lumpinee stadium, il a désormais sa photo parmi les grands noms de son sport. « Dans le milieu de la boxe, je suis très bien intégré. Les thaïs me font boxer comme si j’étais un des leurs. »
Ce soir-là, à la Halle Carpentier de Paris, Alamos est en combat vedette du Best of Siam 2, et découvre sa nouvelle notoriété. Face à lui, une des légendes vivantes du Muay thaï : le thaïlandais Saenchai, de dix ans son aîné, 300 combats pro, et un palmarès comme il en existe peu. Trop attentiste dans les premiers instants, Alamos se fait contrer durement sur des droites plongeantes. Entre chaque round, les combattants haranguent la foule. Malgré un baroud à mi-combat, Alamos est déclaré perdant sur décision partagée.
Dans ses vestiaires, il retire ses bandelettes dépité, en pestant contre la décision. Rodrigo passe ses pouces sur son nez endolori par les coups, pour détecter une éventuelle fêlure. Damien Alamos n’a pas perdu son titre, juste appris quelques ficelles. « Je suis déçu, mais content de l’avoir affronté. C’est une leçon de plus, j’en ressors grandi. Je suis encore jeune, et même si j’ai déjà pris des titres, ma boxe n’est pas figée. »
Quelques jours auprès des siens, et Alamos repart pour Phuket où il vit désormais tout au long de l’année. Avec sa petite amie, rencontrée à ses débuts dans le pays, il s’est offert un petit pavillon dans un quartier résidentiel de Patong Beach, à quelques minutes du camp. « A crédit, précise-t-il. En Thaïlande, les bourses n’ont rien à voir avec l’Europe. » Si la boxe thaï permet en effet de vivre confortablement, dans cette partie d’Asie où la vie est peu chère*, elle reste avant tout une discipline de prestige, pas une affaire de gros sous.
« Pour chaque combat, je gagne 70.000 bats (environ 1.700 euros) et je reverse entre 40 et 50% de mes gains à mon camp, explique Damien. Avec le camp adverse, on s’arrange en faisant des paris, histoire de gagner un peu plus. » Pour s’assurer un revenu plus stable, le jeune français a également ouvert une petite boutique dans l’enceinte de son camp. Il y vend du matériel de boxe aux touristes de passage. « Je suis un peu frustré quand je vois d’autres sportifs qui arrivent à des niveaux équivalents. Mais j’en étais conscient dès le début. Je n’ai pas fait ça pour l’argent, mais pour vivre mon rêve. »
« Aujourd’hui, je ne pense pas vraiment à l’avenir, poursuit-il. J’ai envie de défendre mon titre et d’affronter les meilleurs. Mais je sais que j’ai commencé très jeune et avec des entraînements aussi durs, je ne me vois pas boxer jusqu’à 35 ans. » Une certitude, en revanche, Alamos ne se voit pas s’éloigner du Muay Thaï. « Peut-être ouvrir un camp, je ne sais pas. » A 18 ans, son petit frère, Mike, invaincu en 14 combats, semble en tout cas bien décidé à marcher dans ses pas. Décidément, c’est fort, Alamos.
Jean-Charles Barès (Twitter – @jcbares)
Crédit photos : Sophie Martin
* En 2010, le revenu annuel moyen en Thaïlande était de 3207 euros, soit environ 260 euros/mois