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EN COURS DE CHARGEMENT

Dans quelques secondes, il va servir pour le match. Au moment de s'asseoir sur sa chaise, Andy Murray se sent bien. Il a remporté les deux premiers sets, mène 5-4 dans le troisième. Appréhendant cet instant, il s'est joué la scène des dizaines de fois. Se revoyant plier sous le poids écrasant des attentes de toute une nation.

Mais aujourd'hui, lui, l'Écossais, est en passe de remporter enfin Wimbledon...

Il pose la serviette glacée sur ses épaules. Le public du court central chante son nom. Avec le bruit, le joueur n'entend pas le « time » de Mohamed Lahyani, l'arbitre de chaise. Novak Djokovic, le numéro 1 mondial, est déjà sur le court. Le grand échalas se lève à son tour.
« Rentre ton premier service, fais-le jouer ! »

Sa première balle est faute ; pas la seconde. 15-0.

« Et d'un ! Il n'en manque plus que trois », s'exclame Tim Henman dans la loge des commentateurs, au bord du terrain. Dans ces moments-là, on en revient aux comptes les plus élémentaires. L'homme qui sert juste devant lui n'a plus grand-chose à voir avec le jeune garçon timide qu'il a pris sous son aile il y a presque dix ans. L'élève a dépassé le maître depuis longtemps, mais il n'a toujours pas atteint le Graal que ce dernier a chassé, en vain, pendant toute sa carrière.

À quelques mètres de là, devant l'écran géant adossé au court
n°1, près de 4 000 spectateurs sans billet. Ils sont agglutinés sur la « Henman Hill », cette colline gazonnée affectueusement renommée en l'honneur de Tim, loser magnifique qui s'était fait une spécialité de réveiller les espoirs du pays avant de les décevoir avec une régularité redoutable. Quatre demi-finales en cinq ans. Les choses sont ainsi faites dans le Royaume : Henman, le gentleman du circuit, a beau avoir atteint la quatrième place mondiale et gagné 11 titres, il reste comme celui qui n'a jamais conquis Wimbledon.

À nouveau, Murray rate son premier service, mais remporte le point sur un coup droit gagnant. 30-0. Il envoie une lourde mise en jeu plein axe. 40-0. Trois balles pour entrer dans l'histoire du sport et devenir le premier Britannique à remporter le tournoi mythique depuis Fred Perry en 1936.

Les 15 000 spectateurs du central, connus pour leur bienséance, n'arrivent plus à se retenir. Les cris et les « chuuuut » se répondent. Andy Murray est obligé d'interrompre son geste de service. Judy, sa mère, voit arriver la délivrance. La fin d'un parcours de sacrifices : elle a été son premier entraîneur, a essuyé toutes les critiques, a reçu tant de lettres d'insultes venant de gens qu'elle ne connaissait pas... « Plus qu'un bon service et c'est fini .» Elle est loin de la vérité. Très vite, Novak Djokovic sauve les trois balles de match. Égalité.

Murray regarde sa main gauche. Pour la première fois de sa vie, elle tremble. Son corps a déjà trahi les émotions que sa tête essayait de bloquer. Chaque année, la semaine précédant Wimbledon, la pression insensée des médias et du public se manifeste par des aphtes douloureux. Il lui arrive aussi d'avoir les jambes anormalement lourdes, comme si elles avaient gonflé, dans les moments les plus chauds des matches à enjeu.

Mais, en ce jour de juillet, il ne s'agit pas d'une simple rencontre de tennis. Andy joue la finale du plus prestigieux tournoi du monde. Une finale qu'il a déjà perdue l'année dernière, et qui peut faire basculer sa carrière. C'est un très bon joueur. Devenir une légende est un autre combat. Mais il sait la frontière mince, entre le grand champion voué à l'admiration éternelle, et « celui qui a perdu la finale de Wimbledon après avoir eu trois balles de match ».

Avantage Djokovic. Généralement, Judy Murray réussit à prendre un peu de distance émotionnelle. Elle a pris l'habitude de regarder jouer son fils avec l'œil froid de l'entraîneuse. Mais, ce jour-là, elle n'y arrive pas. Elle tente de faire illusion en lançant un « tout va bien » réconfortant. Son visage envoie pourtant un autre signal, celui de l'anxiété la plus profonde. Peu importe. Andy, qui a l'habitude de chercher le regard de son clan entre les points, n'a plus promené ses yeux sur les gradins depuis 40-15.
Il doit y arriver tout seul.

Judy, la mère d’Andy Murray

« C'est peut-être la dernière occasion de ma vie », se dit le gamin de Dunblane. De sa petite ville en Écosse en passant par Barcelone, Miami et Londres, toute son existence est réglée autour d'un objectif : gagner ici. Surtout, ne pas cogiter. Ne pas penser à ce que serait la bataille dans un éventuel quatrième, voire cinquième set. Alors que les deux joueurs sont déjà marqués par la chaleur étouffante.

Car la température est l'autre invitée invisible. S'il a fait doux depuis le début du tournoi, le court central est bouillant. Son toit, même rétracté, retient la chaleur à la manière d'une serre. Quand les deux athlètes sont entrés en scène, peu avant 14 heures, les responsables du club ont annoncé une température au soleil de 49,8° sur le court. Une casquette, l'ombre du parasol lors des changements de côté... Murray et Djokovic ont essayé tour à tour de lutter contre les méfaits du soleil.

Nouveau service plein centre que Djokovic renvoie dans le filet. Égalité. Murray lance un « C'mon ! », le poing serré. « Un point gratuit contre Novak, ça n'arrive pas souvent », pense-t-il. Entre les Union Jack et les croix de Saint-André qui parsèment les tribunes, les éventails de fortune battent l'air à plein régime. Dans la Royal Box, les visages sont rougis par plus de trois heures d'exposition.

Le prince Edward, président de l'All England Lawn Tennis and Croquet Club, est là en maître des lieux. Victoria Beckham a fait le déplacement, comme Wayne Rooney. Hollywood est bien représenté aussi. Bradley Cooper et Gerard Butler, hilares dans leurs costumes bleus assortis, font le show en tribunes. Ronnie Wood, guitariste des Rolling Stones, a rangé son costume de rebelle pour se mêler à l'un des plus grands rassemblements de l'establishment britannique.

Au premier rang de la corbeille princière, le Premier ministre écossais Alex Salmond et son homologue du Royaume-Uni, David Cameron, ont du mal à masquer leur nervosité. Ce dernier, grand amateur de tennis, a fait tomber la veste, et s'agite sur chaque point. La dernière fois qu'un de ses compatriotes a réussi l'exploit suprême, le chef du gouvernement n'était pas né et l'un de ses plus illustres prédécesseurs, Winston Churchill, n'avait pas encore pris ses quartiers au 10 Downing Street.

Le point suivant est un rallye d'une intensité rare qui se termine par une volée du Serbe touchant le filet avant de mourir du côté de Murray.

Avantage Djokovic. Dans les tribunes, Ivan Lendl, l'entraîneur de Murray d'habitude si calme, s'agite depuis le début de la rencontre. Non loin de lui, sir Chris Hoy est plongé dans le match. Il a beau être le plus grand sportif de l'histoire écossaise et le cycliste le plus titré de l'histoire olympique, il est tendu. Il était déjà là, en 2005, quand le jeune Andy Murray, un inconnu de 18 ans classé 312e mondial, s'était hissé jusqu'au troisième tour et avait pris deux sets à un ancien finaliste, David Nalbandian. Ensemble, sir Chris et Andy ont guidé l'équipe britannique vers le triomphe aux JO de Londres l'été dernier.

Nouvel échange titanesque, de plus de 20 coups, remporté cette fois par Murray. Égalité. Puis Avantage Djokovic, encore.

Devant la télévision, à chaque nouvelle balle de break, ils sont 17 millions à sentir poindre un arrière-goût de déjà-vu.  «Oh ! non. Pas encore une fois. Pas un nouveau Tim Henman. » Quelle que soit l'issue du match, Andy Murray a déjà fait mieux que son prédécesseur. Un US Open, une médaille d'or olympique et six finales de Grand Chelem, dont deux consécutives ici même. Mais tout ça ne veut rien dire aujourd'hui, et il le sait.

Égalité. Andy renoue le contact visuel avec son clan, juste pour leur montrer que tout va bien, qu'il est encore frais mentalement. Il s'entraîne spécifiquement depuis un an et demi avec Lendl pour être plus agressif sur les balles de break qu'il doit défendre. Et cela paye. Au moins trois fois dans ce dernier jeu.

Avantage Murray. Quatrième balle de match. Les tremblements ne sont plus là, mais le cœur bat tellement plus vite que d'habitude. Un coup de serviette sur le visage. Chercher les deux meilleures balles. Servir. Djokovic retourne bien, Murray renvoie un coup droit quelconque. Le Serbe balance un revers long de ligne mal ajusté... qui termine dans le filet. 

Ce ne sont pas des larmes de joie qui coulent sur le visage de Judy Murray. Le soulagement, enfin. Après tous ces sacrifices, le pays va enfin apprécier le talent de son fils à sa juste valeur. L'histoire a basculé du bon côté. 

Andy se tourne immédiatement vers la loge des commentateurs, les deux poings serrés, comme pour dédier sa victoire à Tim Henman, le seul qui comprenne exactement le poids qu'il vient de s'ôter des épaules. Puis il passe quelques secondes à genoux sur le gazon, au milieu de l'arène. L'année dernière, après sa victoire à New York, il était en état de choc, incrédule, le regard vide. Là, il est entièrement conscient de son exploit. En ce 7 juillet 2013, il a mis fin à soixante-dix-sept ans d'attente.

Il enjambe le muret de la Royal Box et embrasse dans l'ordre Ivan Lendl, puis son ami d'enfance et conseiller Dani Vallverdu, sa petite amie de toujours Kim Sears, le reste de son staff, son meilleur ami Ross Hutchins, qui soigne un cancer mais a tenu à être là, Chris Hoy et sa femme...

Il s'apprête à redescendre quand son clan le rappelle. « Andy, ta maman! » Il avait oublié son guide, sa confidente, son bouclier. Il rebrousse chemin et tombe longuement dans les bras de celle qui connaît mieux que quiconque les obstacles surmontés par son garçon.

« LLa pire nation de tennis sur Terre ». Voilà comment les Monty Python se moquaient de l'Écosse dans un sketch de leur célèbre Flying Circus. Andy Murray n'aime pas particulièrement l'humour absurde de la bande à John Cleese, mais il partage volontiers leur diagnostic. « Les joueurs de tennis ne viennent pas vraiment d'Écosse d'habitude », rappelle-t-il souvent. Depuis le début de l'ère Open en 1968, aucun Écossais n'avait atteint le troisième tour de Wimbledon avant lui, et le seul joueur né en Ecosse à avoir laissé une trace dans les annales du sport était Harold Mahony, vainqueur du tournoi londonien à la fin du XIXe siècle.

Naître à Dunblane, petite bourgade paisible de quelques milliers d'habitants à l'entrée des Highlands, ne faisait donc pas du petit Andy un champion de tennis en puissance. Le visiteur venu admirer la jolie cathédrale médiévale a d'ailleurs peu de chances de se rendre compte qu'il marche sur les pas d'un des plus grands sportifs écossais de l'histoire. 

Il y a bien cette boîte aux lettres dorée sur le rond-point central. Mais encore faut-il savoir que Royal Mail (la Poste royale) a fait repeindre en or ce symbole britannique, traditionnellement rouge, dans la ville d'origine de chaque champion olympique 2012. Il y a aussi cette discrète portion de vitrine sur la rue principale exposant quelques mugs et photos du numéro 3 mondial, ou cette couverture du journal local le montrant avec le trophée de Wimbledon, conservée par le marchand de journaux qui l'a vu grandir.

Pour ce qui est des autres traces du champion, il faut pousser des portes. Et elles s'ouvrent plus facilement quand Judy Murray, la mère d'Andy et Jamie, fait office de guide. Celles du lycée de Dunblane High d'abord, où la grande salle a été renommée « Murray Hall » en l'honneur des deux frères passés par l'établissement. Monsieur le directeur en personne vient prendre des nouvelles de Judy et des siens. L'année dernière, c'est ici que le conseil municipal local a élevé Andy au rang de citoyen d'honneur.

La boite aux lettres dorée dans les rues de Dunblane

Les portes de l'école primaire ensuite. Mais, soudain, Judy, si affable il y quelques minutes, se fait silencieuse. Et la directrice qui reçoit, poliment bien sûr, n'arbore aucun sourire. Elle donne l'autorisation d'aller immortaliser l'horloge offerte par les frères Murray, accrochée à un mur du hall. Dans l'entrée, une armoire à trophées attire aussi l'œil. Au milieu des photos signées par le plus célèbre des anciens élèves, entre deux coupes, une discrète plaque en bronze.
Il y est écrit que les victimes « ne seront jamais oubliées »

Le 13 mars 1996, la vie d'Andy Murray aurait pu s'arrêter. Ce jour-là, Thomas Hamilton est entré dans l'établissement armé de deux pistolets Browning de 9 mm et de deux revolvers Smith & Wesson. Il s'est dirigé vers le gymnase où il a tué 16 enfants de cinq et six ans ainsi que leur institutrice, Gwen Mayor, avant de se suicider. 

Jamie et Andy avaient respectivement 10 et 8 ans et ils étaient dans l'école. Longtemps, le cadet a refusé de répondre aux questions concernant la tragédie, affirmant qu'il était trop jeune pour se souvenir. Puis un jour il a fini par évoquer l'épisode. C'était à la BBC en 2013, et les images suffisent pour comprendre que le traumatisme était toujours présent.

« Je n'ai gardé que des souvenirs vagues de ce jour, comme celui d'être dans une classe et de chanter des chansons, écrit-il dans Hitting Back, son autobiographie parue en 2008. Je ne me souviens plus quelles chansons, mais je me souviens que le directeur de l'école nous avait dit d'aller dans sa classe, pas dans notre salle habituelle, alors qu'on était en train d'aller au gymnase. C'est une pensée sacrément bouleversante. »
La classe d'Andy devait être la suivante au gymnase. 

Un autre souvenir le hante encore, parce qu'il connaissait le tueur. Hamilton, homme solitaire et peu bavard, animait le centre de jeunesse que les frères Murray fréquentaient et Judy l'avait déjà raccompagné dans sa voiture jusqu'à la gare. « C'est une autre raison pour laquelle je ne veux pas y repenser, c'est si pesant, écrit Murray. Ça ne fait pas partie de mon enfance du tout. Ça y semble étrangement rattaché, mais d'une manière que je n'arrive pas à décrire. »
Aujourd'hui, le gymnase a été rasé et remplacé par un jardin dédié à la mémoire des victimes.

Avant de repartir, Judy tient à nous montrer l'œuvre d'art que les enfants de l'école ont réalisée pour le mariage d'Andy. C'était dix jours avant, à Dunblane, devant les objectifs des médias du monde entier. Toute la ville avait alors fêté son héros. Judy déplie une grande balle de tennis en papier d'un mètre de diamètre dessinée avec les empreintes digitales de tous les élèves. « Le parcours d'Andy, le bonheur qu'il donne aux gens et qu'ils lui rendent, c'est la preuve que quelque chose de positif peut sortir de la pire des tragédies », souffle-t-elle.

Direction la maison mitoyenne où Andy et Jamie ont grandi. Elle a été vendue, mais l'endroit n'a pas changé. Elle revoit encore le « swingball », cette balle attachée à un fil qu'elle avait installée dans la cour arrière pour améliorer la coordination œil-main de ses fils. Ou leur « premier terrain de tennis » bricolé dans le jardin avec deux chaises et une ficelle.

À 500 mètres de là, quatre courts de tennis en gazon synthétique usé sont posés au bord d'un rond-point. Bienvenue au Dunblane Sports Club, théâtre des premiers exploits. Dans la maisonnette qui fait office de clubhouse, un Andy Murray de carton accueille les visiteurs, raquette en main. Sur un mur sont collés les timbres officiels édités à la gloire de ses deux victoires qui comptent le plus ici : Londres 2012 et Wimbledon 2013. Jamie, le frère, a également droit à ses photos. Après tout, lui aussi a remporté Wimbledon, même si ce n'est qu'en double mixte. Un simple coup d'œil au palmarès du club, élégamment calligraphié sur deux panneaux en bois, suffit pour comprendre que, dans la famille, le sport tenait une large place.

Roy et Shirley Erskine, les grands-parents d'Andy, habitent à deux minutes à pied du club. En pleine conversation avec une voisine, Shirley s'interrompt pour venir vers nous. On la remercie. « Je n'ai pas le choix, c'est Judy qui m'a obligée », répond-elle dans un sourire bienveillant. L'introduction aurait de quoi mettre mal à l'aise, mais on comprend vite que le couple n'a pas besoin de se forcer pour parler du champion. 

Roy est en train de regarder le tournoi de Barcelone à la télévision. Andy ne joue pas ? Peu importe, cet ancien footballeur professionnel et bon joueur de tennis aime le sport. Bien sûr, il suit assidûment les matches de son petit-fils. « Mon problème, c'est que je sais exactement ce qu'il devrait faire et que je m'énerve devant la télé quand il ne le fait pas », confie-t-il. 

« Andy et Jamie passaient des journées entières sur les courts et venaient ici pour trouver quelque chose à manger, puis ils repartaient aussitôt », se souvient Shirley, qui s'est assise aux côtés de son époux dans la véranda donnant sur le trou n° 2 du golf de Dunblane. Elle non plus n'était pas maladroite raquette à la main. 

Judy, leur fille, est repartie à Édimbourg pour ses affaires. Celle qui, aujourd'hui, est la capitaine de l'équipe britannique de Fed Cup, était aussi la meilleure joueuse de tennis écossaise de sa génération. « Elle était dans les mêmes catégories qu'Andy à une époque », assure Roy, une pointe de regret dans la voix. Judy a bien tenté l'aventure sur le circuit professionnel dans les années 1970, mais sans entraîneur, ni structure, ni financement, elle a abandonné au bout de quelques mois pour aller à l'université.

Andy (g) et Jamie (d) Murray, graines de champions
Le revers du petit Andy

Dès leur plus jeune âge, Judy a initié ses deux garçons au sport préféré de la famille. Les débuts d'Andy furent moins prometteurs que ceux de son frère au même âge. Jamie a tout de suite réussi à renvoyer les balles, alors que le cadet avait plus de mal. Son manque de concentration et son caractère n'arrangeaient pas les choses. Mais, rapidement, Andy n'a eu qu'une idée en tête: battre Jamie, logiquement plus grand, plus fort et plus intelligent que lui. Et il avait un avantage. C'est lui qui a hérité de l'esprit de compétition familial, qu'il va transformer en une haine viscérale de la défaite.

Quand Judy et Willie Murray, cadre dans une chaîne de marchands de journaux, se sont séparés, Andy avait 10 ans. En sa qualité de première entraîneuse, c'est la mère qui a passé le plus de temps avec les garçons dans leur jeunesse, mais Willie, beaucoup plus discret dans les médias, a toujours été là. Aller chercher les deux frères à l'école, cuisiner, faire la vaisselle et le repassage... Andy et Jamie ont habité chez lui après la séparation et leur père accomplissait sans broncher les tâches domestiques en rentrant du travail. Mais le papa n'était pas non plus du genre à passer des journées à la maison sur le canapé : golfeur adroit, il adorait emmener ses fils jouer au foot, quand il n'était pas dans la salle de squash. 

Jamie a été le premier à faire parler de lui. À 11 ans, il atteignait la finale du prestigieux Orange Bowl à Miami. L'année suivante, il était numéro 2 mondial dans sa catégorie d'âge. Mais, à 12 ans, un séjour de sept mois dans un centre d'entraînement de la Fédération britannique a brisé son élan et bien failli le dégoûter à vie du tennis. Ce n'est qu'après plusieurs années de break qu'il décidera finalement de devenir un joueur de double professionnel.

Andy, de son côté, commençait à prendre beaucoup d'avance sur son âge. À 6 ans, il jouait dans des tournois pour les moins de 10 ans. À 8, il gagnait son premier trophée à Solihull, pas loin de Birmingham. À 10 ans, il battait des adultes dans les compétitions régionales qu'il disputait avec le club de Dunblane. À 12 ans, il laissait tomber le football, son autre passion, en refusant de rejoindre le centre de formation des Glasgow Rangers. Il avait décidé qu'il deviendrait joueur de tennis professionnel. La même année, il remportait l'Orange Bowl. 

À 15 ans, Andy était devenu un « grand poisson dans le petit bocal du tennis britannique », selon l'expression de Judy. Il allait alors prendre, de lui-même, la première décision radicale de sa carrière et devenir un tout petit poisson dans le grand bocal du tennis espagnol.

Ici, pas besoin de courts en intérieur: à Barcelone, il fait beau toute l'année. L'académie Sanchez-Casal est construite autour d'une masia, un mas traditionnel catalan, surplombé d'un petit clocher. Sur la quasi-totalité des 29 courts de tennis, des entraîneurs dispensent des leçons. Les « Vamos ! » et autres « Uno mas ! » fusent. Le niveau des apprentis est particulièrement élevé et les balles terminent rarement dans le filet. Ici, les meilleurs jouent sur terre battue, les autres ont droit aux terrains en dur.

Andy Murray, 15 ans, vient d'arriver. Pour sa première séance, il se dirige vers un des entraîneurs sur les courts en terre. « Je ne te connais pas, lui répond celui-ci. Va t'entraîner sur les courts en dur. » Très vite, le petit nouveau comprend qu'il a frappé à la bonne adresse.

Quelques semaines plus tôt, il était encore dans son pays froid et pluvieux à faire des allers-retours incessants entre chez lui, son collège et les courts de tennis de l'université de Stirling. Il s'entraînait de manière intermittente et avait de plus en plus de mal à trouver des partenaires de son niveau. Puis, au détour d'une conversation avec un certain Rafael Nadal qu'il croise souvent dans les tournois de jeunes, il a compris. Pour devenir un champion, il lui faut s'exiler. 

C'est ainsi que, pour la première fois, Andy Murray prend les commandes de sa carrière. Malgré son jeune âge, il a déjà une idée très claire de ce qu'il veut, et surtout de ce qu'il ne veut pas. Il n'a aucune envie de partir s'entraîner dans un des centres nationaux de la Lawn Tennis Association (LTA), la Fédération britannique. La mauvaise expérience de son grand frère y est pour beaucoup. Ses sept mois dans un centre à Cambridge, son goût perdu pour le tennis avant de retrouver le plaisir simple de jouer : Andy ne veut pas connaître ça. 

Mais il y a autre chose. « Au Royaume-Uni, tout est payé, les joueurs sont gâtés et paresseux, écrit Andy dans Hitting Back. La plupart d'entre eux ne veulent pas devenir des joueurs de tennis professionnels et ça entraîne tout le monde vers le bas. » Et puis il y a cette ambiance malsaine de jalousie permanente. « Quand on allait sur les tournois, les parents déblatéraient sur moi en espérant que je perde, simplement parce que j'étais un des meilleurs joueurs. »

Andy et sa mère ont donc atterri à l'académie Sanchez-Casal, à deux pas de l'aéroport de Barcelone. C'est un des cofondateurs du centre, Emilio Sanchez, qui les a reçus en personne avant d'inviter le jeune joueur à disputer un match d'entraînement avec lui. Andy voulait de l'opposition de qualité, il est servi. L'ancien numéro 1 mondial de double et frère d'Arantxa a pris sa retraite depuis cinq ans à peine. 

Après la séance, alors qu'Andy prend sa douche, sa mère, qui lisait un livre au café, vient prendre des nouvelles. « Emilio m'a dit “Ça ne m'est jamais arrivé avant, il y avait 3-3, puis il a compris mon jeu et il m'a battu 6-3 6-1”, se souvient Judy. Je ne savais pas si c'était vraiment une bonne idée d'avoir battu le propriétaire de l'académie. » Son fils restera pourtant près de deux ans.

À Barcelone, tout est prévu : dortoir, école, boutique, préparateurs physiques à disposition. Du jour au lendemain, la vie d'Andy change radicalement. Il doit s'adapter à un nouveau pays, une nouvelle langue et une nouvelle nourriture. Il doit s'habituer à être loin de sa famille et se faire de nouveaux amis, mais il est heureux. Il s'entraîne quatre heures et demie par jour contre quatre heures et demie par semaine en Écosse. Il est avec des joueurs bien plus âgés que lui, dont certains sont déjà sur le circuit professionnel. Il n'est plus l'attraction principale, mais un joueur parmi d'autres. 

Un jour, Carlos Moya et Guillermo Coria viennent s'entraîner. Ils demandent un junior pour taper la balle, et c'est Andy qui est choisi. Comme Nadal, il va faire le sparring-partner pour les meilleurs joueurs du monde. Sergio Casal, le compère d'Emilio Sanchez en double et cofondateur de l'académie, se souvient bien de cette semaine. « Le premier jour, il a perdu un set d'entraînement 3-6, raconte-t-il assis au bord de ses terrains ocre. Le deuxième, il a pris 5-7. Le troisième, il a gagné 7-5. »

Encore une fois, c'est l'intelligence de Murray qui épate ses mentors. « Bien sûr, ces joueurs étaient détendus, ils s'entraînaient, mais ce gars très jeune s'était adapté à un niveau et à une vitesse auxquels il n'avait jamais été confronté, se souvient Casal. C'est là qu'on a compris qu'il allait devenir un bon joueur. »

Le prodige se déplace sur les tournois sous la houlette de Pato Alvarez, le « gourou » du tennis espagnol. Aujourd'hui âgé de 80 ans, le Colombien de naissance a toujours une drôle d'allure. On jurerait que ce petit monsieur jovial porte son survêtement, sa casquette et ses lunettes de soleil jusque dans son lit. Ici, dans son pays d'adoption, il est une institution. Il a entraîné une quarantaine de joueurs ayant atteint le top 50 parmi lesquels Ilie Nastase. Et c'est à lui que le tennis espagnol doit une partie de ses très bons résultats des trente dernières années. 

Ses élèves, eux, sourient rarement pendant les séances d'entraînement qu'aujourd'hui encore il continue de mener en personne. La méthode repose sur deux piliers : la répétition et l'effort. « Quand Andy est arrivé, il avait déjà un excellent revers, de bonnes jambes et il était très bon au filet »,se souvient le vieux sage entre deux séances de paniers vidés sur les courts. 

Au pays pourtant, tout le monde ne voit pas l'exil de Murray d'un bon œil. Pourquoi est-il parti en Espagne plutôt que de se frotter à ses compatriotes dans les tournois locaux, comme il est de coutume ? Le garçon entend bien les critiques, mais préfère tracer sa route. En 2004, il remporte l'US Open juniors et est élu « Jeune sportif de l'année » par la BBC, succédant à un certain Wayne Rooney. S'il a décidé qu'il ne se laissera jamais dicter ses choix par les conventions, il n'est pas encore tout à fait maître de son destin.

Chez un joueur de tennis, peu de choix sont plus importants que celui de l'entraîneur. Quand il passe professionnel en 2005, la LTA, qui avait en partie financé son inscription dans l'académie barcelonaise, dépêche l'un de ses coaches, Mark Petchey, pour accompagner Murray. Les deux hommes deviennent vite complices et la collaboration porte ses fruits. À 18 ans et pour sa première participation, Andy devient donc le premier Écossais à atteindre le troisième tour à Wimbledon dans l'ère Open et passe en dix mois de la 350e à la 50e place.  

Pour passer le palier suivant, la LTA fait appel à Brad Gilbert, l'ancien coach d'Andre Agassi. Cette fois, pas d'alchimie. L'entraîneur-star américain, de 25 ans son aîné, est trop autoritaire. Andy Murray, aux portes du top 10 mondial, estime comprendre le tennis et pense ne plus avoir besoin d'un professeur. Ce qu'il lui faut, c'est un échange d'égal à égal, confronter des points de vue différents, débattre. Avant de décider de lui-même.

Ce n'est qu'en 2007 qu'il prend définitivement les rênes de sa carrière. Il quitte Gilbert, s'émancipe de la fédération et décide d'embaucher Miles MacLagan, un ancien joueur écossais bien plus proche de lui en âge. Surtout, il s'entoure pour la première fois d'un staff. Il engage un préparateur physique et un physio à temps plein avec chacun un remplaçant, des entraîneurs spécifiques comme Louis Cayet pour le jeu au filet et Alex Corretja pour la saison de terre battue.

C'est la naissance de la « Team Murray ». Depuis cette époque, le champion vit avec une équipe resserrée. Sa mère Judy bien sûr, Kim Sears rencontrée en 2005 et qui deviendra sa femme, mais aussi son ami Dani Vallverdu de l'académie Sanchez-Casal, qui le conseillera jusqu'en 2014, ou Matt Little, son préparateur physique toujours avec lui aujourd'hui.

Avec Ivan Lendl


L’or olympique

« Il a une équipe très soudée autour de lui, explique Ross Hutchins, ancien partenaire de double en Coupe Davis et ami d'enfance. Beaucoup de ces gens sont là depuis longtemps et il leur fait énormément confiance. » Désormais, Andy prend lui-même les décisions importantes de sa carrière, mais toujours après avoir longuement discuté avec les membres de son premier cercle et après s'être lui-même informé de manière exhaustive. 

Impossible de comprendre la carrière d'Andy Murray, cette succession de décisions à contre-courant, parfois avant-gardistes, souvent critiquées mais presque toujours payantes, sans saisir sa soif de comprendre, de s'informer et d'écouter.

Le 31 décembre 2011, presque dix ans après son départ pour Barcelone, il prend une nouvelle décision qui va changer sa vie. À la surprise générale, l'Écossais annonce qu'Ivan Lendl sera son nouvel entraîneur.

Le scepticisme accompagne la nomination : le Tchèque, naturalisé américain, a beau avoir remporté huit tournois du Grand Chelem, il s'est éloigné des terrains depuis sa retraite, n'a jamais entraîné, ne suit pas le tennis de près et n'a pas une connaissance réelle des joueurs du circuit ou des évolutions récentes de son sport. Surtout, c'est un mec bizarre, un mal-aimé. McEnroe était sympathique, subtil et imprévisible. Lendl était puissant, froid et ennuyeux. 

Mais il a un atout inestimable aux yeux de Murray. Il a perdu les quatre premières finales de Grand Chelem de sa carrière. Murray en est déjà à trois. Qui mieux qu'un ancien loser devenu l'un des plus grands joueurs de tennis de l'histoire peut l'aider à franchir cette barrière, à passer de l'autre côté de l'histoire ? 

Lendl a quelque chose qui lui ressemble et qui l'intrigue. Comme lui, le Tchèque était incompris. Comme lui, il n'avait aucune attirance pour la célébrité. Les deux hommes se rencontrent plusieurs fois. Pour leur troisième rendez-vous, l'ancien numéro 1 mondial l'emmène dans un restaurant italien « pourri » adossé à un salon de coiffure dans un obscur centre commercial à la sortie de l'Interstate 95, en Floride.

Comme ils parlent le même langage, ils tombent vite d'accord. 

Avec le recul, Andy Murray qualifiera ce choix de « meilleure décision » de sa carrière, et on peut le comprendre. Moins de deux ans après le début de la collaboration avec Ivan Lendl, il a remporté l'or olympique, l'US Open et Wimbledon.

Lançant ainsi une nouvelle tendance dans son sport : impressionnés par la métamorphose du Britannique, les meilleurs joueurs du monde tentent l'aventure avec d'anciens grands champions, une pratique jusqu'alors rare. Roger Federer va chercher Stefan Edberg, Novak Djokovic travaille avec Boris Becker, Kei Nishikori engage Michael Chang, Marin Cilic gagne l'US Open avec Goran Ivanisevic et Milos Raonic devient le premier Canadien à entrer dans le top 10 avec Ivan Ljubicic dans son staff.

L'Écossais, lui, n'allait pas tarder à chambouler le monde du tennis d'une manière encore plus spectaculaire.

Avec Ivan Lendl

Le visage est fermé, la voix monotone. Les mots sont polis et le buste, rigide, ne bouge presque jamais. Les mains sont plongées dans les poches de son jogging comme si elles y cherchaient un boîtier qui, par magie, pourrait faire défiler en un clin d'œil les trente prochaines minutes. 

Andy Murray est là, assis à l'ombre du court Philippe-Chatrier de Roland-Garros, mais son corps envoie un message impossible à ne pas percevoir. Il préférerait être ailleurs. Sur un court de tennis peut-être, là où cet homme d'apparence si placide se transforme en compétiteur acharné et râleur, où les mots habituellement si réfléchis s'échappent sans aucun filtre ou presque.

Il est introverti. L'Écossais n'aime pas parler pour ne rien dire, surtout quand il ne connaît pas celui qu'il a en face de lui. Il n'a jamais essayé d'être le clown du circuit comme Novak Djokovic, et l'idée même de sourire pour les caméras le rebute.

Les journalistes présents ce jour-là se souviennent très bien de sa première conférence de presse dans l'imposante salle d'interviews principale de Wimbledon, en 2005. Pour lui, ce fut une véritable épreuve. Avec sa petite voix hésitante, il n'avait pas l'air à sa place face à cette armada d'inconnus qui voulaient tout savoir de lui. Ses yeux étaient rivés sur ses longs doigts, quand ils ne parcouraient pas les murs pour échapper à ceux de ses interlocuteurs. 

Aujourd'hui, le regard est droit, les réponses plus élaborées que les phrases lapidaires qu'il marmonnait à l'époque. Mais le faire parler de lui, de son parcours et de sa personnalité reste une tâche particulièrement ardue. 

À de rares occasions, on arrive à lui arracher un sourire. On entrevoit alors sa vraie personnalité, celle que seuls ses proches connaissent. Ils le disent drôle, intelligent et hypersensible.

Malgré ses meilleurs efforts pour convaincre la Terre entière qu'il est un être froid et ennuyeux, le naturel reprend parfois ses droits. Le résultat est toujours spectaculaire comme lors de cette interview de 2013 à la BBC où il a évoqué pour la première fois la tuerie de Dunblane.

Ou l'année suivante quand, de retour dans son lycée pour y recevoir la distinction de citoyen d'honneur de la ville, il n'a pas réussi à contenir ses larmes. 

Y a-t-il un lien entre le drame qu'il a vécu de si près dans son enfance et son caractère réservé ? Difficile à savoir. Ce qui est sûr, c'est qu'un autre événement, bien moins tragique, a durablement modifié son comportement en public.

« Je soutiens quiconque joue contre l'Angleterre. » La Coupe du Monde 2006 a commencé quelques jours plus tôt. Tous les quatre ans, la compétition fait ressurgir le patriotisme un peu partout dans le monde. Anglais, Écossais, Gallois et Irlandais se chambrent gentiment. Andy Murray, fan de foot depuis son plus jeune âge, y va de sa petite blague lors d'une interview avec son mentor anglais Tim Henman. Mais il y a un problème: il est le plus grand espoir du tennis britannique, il joue à Wimbledon et il est écossais.

Le lendemain, alors qu'il traverse la foule après un entraînement à l'All England Lawn Tennis Club, il surprend la conversation d'une femme au téléphone. « Ce connard d'Écossais vient de passer à côté. » Dans les journaux, une seule phrase est ressortie de son interview, sans aucune trace du contexte de franche rigolade. 

Les moins scrupuleux le traitent de raciste anti-Anglais. L'affaire prend des proportions extraordinaires. Sur son blog, des centaines de messages d'insulte sont postés en quelques heures, tandis que le slogan « Tout sauf Murray » fait fureur. 

Le jeune joueur vit très mal la violence des articles et les réactions du public. Surtout, il ne comprend pas. Sa copine est anglaise, tout comme sa grand-mère, une bonne partie de son staff et beaucoup d'amis. Il joue pour la Grande-Bretagne depuis qu'il a 11 ans dans les compétitions internationales. Il est fier d'être écossais et d'être britannique. Pour lui, les deux ne sont pas exclusifs. Mais le mal est fait.

Ce jour-là, le vrai Andy Murray disparaît des médias. Pour éviter tout risque, il arrête de faire des blagues. Son objectif est désormais d'être le plus insipide possible pour qu'on le laisse tranquille. L'ATP l'oblige à passer en conférence de presse après chaque match ? Il récite son texte comme un automate. «  Mon plan de jeu a bien fonctionné » en cas de victoire. « J'ai mal joué », en cas de défaite. Les questions qui sortent du cadre du tennis ne trouvent plus de réponse. 

S'il avait le choix, lui non plus ne serait pas assis en face de nous en cette fin de journée du mois de mai, quelques minutes à peine après s'être qualifié pour le troisième tour du tournoi de double de Roland-Garros. Jamie Murray joue pourtant le jeu avec entrain. Le sourire est facile, l'attitude détendue. Tout le contraire d'Andy. À la première question sur la personnalité de son frère, il rappelle de lui-même l'épisode de la blague sur l'Angleterre.

« Dès le début de sa carrière, il a été sur la défensive et n'a fait confiance à personne à cause d'un mauvais journaliste qui l'a roulé dans la farine, explique-t-il dans un langage trop fleuri pour être retranscrit littéralement. Ce journaliste a compliqué le travail de ceux qui sont passés après lui parce qu'Andy a été encore plus réservé après cet épisode. »

Aujourd'hui encore, près de dix ans après, l'incident suit encore Andy. En 2014, il a même dû faire face à une véritable avalanche de questions sur le sujet avec le référendum sur l'indépendance écossaise. 

Il n'habite plus en Écosse et ne peut pas voter ? Peu importe. Tous les journalistes du Royaume veulent savoir ce qu'Andy Murray pense de la question. Pendant de longs mois, il tient bon. Il s'est juré qu'on ne l'y prendrait plus. Tout juste laisse-t-il échapper à un mois du scrutin qu'en cas d'indépendance il jouerait certainement pour l'Écosse lors des compétitions par équipes. Assez pour faire frémir les médias du pays pendant plusieurs jours. 

Et puis il craque. Le jour du vote, il a apporté son soutien au « oui » à l'indépendance au détour d'une formule étrange sur Twitter.

* Grand jour pour l'Ecosse aujourd'hui! La négativité de la campagne pour le non a totalement fait basculer mon opinion.
Hâte de voir le résultat. On peut le faire!

Les réactions ne tardent pas. Un utilisateur du réseau social écrit: « Tu aurais dû mourir à Dunblane, espèce de petit con hypocrite et anti-Anglais. Ta vie sera un enfer à partir d'aujourd'hui. » Chaque éditorialiste du pays y va de son texte pour analyser la signification du geste et le timing. Andy est replongé huit ans en arrière, sauf que, cette fois, il savait très bien ce qu'allaient déclencher les 137 caractères au moment de les taper sur son téléphone. 

Car Andy Murray a beau être réservé et monotone face aux médias, il a les idées bien arrêtées. Et quand un sujet lui tient à cœur, il le défend quelles que soient les conséquences. 

Trois mois à peine avant son fameux tweet, il avait déjà pris le monde du sport par surprise. Le 8 juin 2014, il est devenu l'un des premiers sportifs de renommée mondiale à être entraîné par une femme n'étant ni sa mère, ni son épouse. 

La plupart des réactions ont été un mélange d'étonnement et de curiosité, mais certains ont publiquement affiché leur scepticisme. « Moi, je ne pourrais pas le faire parce que je n'ai pas une très bonne opinion du tennis féminin », déclare l'Australien Marinko Matosevic, 60e joueur mondial.

Murray avait anticipé les réactions négatives, dans une certaine mesure en tout cas. « Honnêtement, je me fiche pas mal de ce que pensent les autres joueurs », a-t-il déclaré au moment de faire son annonce. La décision, du point de vue de l'Écossais, n'avait rien d'extraordinaire. C'est même sans doute l'une des plus naturelles qu'il ait prises dans sa carrière.  

Il aime les femmes. Il aime sa mère, son premier entraîneur. Il aime sa compagne, Kim Sears, qui partage sa vie depuis dix ans. Il aime le tennis féminin, qu'il regarde avec assiduité et qu'il commente régulièrement sur Twitter. Et, désormais, il travaille avec Amélie Mauresmo.

« Cela faisait un moment que je réfléchissais à la possibilité de prendre une entraîneuse », confie-t-il. Comprenez : il a passé des heures, sans doute des jours, à s'informer et à recueillir les avis. Quelles sont les différences entre les hommes et les femmes, sur le plan sportif mais aussi cérébral ? Que disent les études scientifiques ? Ces différences n'empêchent pas de très nombreux hommes d'entraîner des joueuses de tennis. Pourquoi cela ne marcherait-il pas dans l'autre sens ?

Murray n'a trouvé aucune raison rationnelle d'écarter l'idée de travailler avec une femme, au contraire. Plus il avançait dans sa réflexion, moins il arrivait à comprendre l'absence de femmes entraîneurs.
« Je me suis dit “pourquoi pas”, j'ai listé quelques noms et j'ai demandé leur avis à pas mal de gens, souligne-t-il. Tout le monde m'a dit le plus grand bien d'Amélie, en tant que personne et en tant qu'entraîneur. »

La mission de Mauresmo est simple : aider l'Écossais à retrouver le niveau qui était le sien avant son opération du dos à la fin de 2013. La collaboration ne portera pourtant pas immédiatement ses fruits, et il faudra attendre la saison 2015 – une finale à l'Open d'Australie et sa meilleure saison de terre battue – pour faire taire les critiques.

Avec le recul, Andy déclare que l'expérience lui a ouvert les yeux. « Je ne voyais pas cela comme un choix d'avant-garde. Mais après avoir vu les réactions et ce qui a été dit, j'ai compris que ça en était un. Ça m'a fait devenir très engagé dans le combat pour donner plus de place aux femmes dans le sport. Je sais que beaucoup de joueurs étaient surpris, parce que j'entends ce qui se dit dans les vestiaires, le genre de choses qui ne se retrouvent pas dans les médias. Certains pensaient que c'était une blague. C'est incroyable d'entendre ça ! »

Comme pour Lendl, les premières rencontres sont en tout cas décisives. Comme le Tchèque, Amélie Mauresmo parle le langage des champions, mais elle a en plus quelque chose que son ancien coach ne pouvait pas lui apporter. « J'ai trouvé très facile de parler avec elle et nous avons eu de très bonnes discussions, donc on a tenté le coup, raconte Murray. Ma mère aussi savait très bien écouter. C'est quelque chose dont j'avais besoin à ce moment-là, et encore aujourd'hui. »

Être entendu et compris. Andy Murray a aujourd'hui la maturité et la connaissance de soi suffisantes pour savoir exactement ce dont il a besoin. Et il sait aussi que c'est le jour où il a enfin établi un lien émotionnel fort avec le public, où il a laissé s'exprimer toute sa sensibilité, que sa carrière a basculé.

Coach Mauresmo

Des lettres de marbre doré, collées au-dessus du passage qui mène les finalistes de Wimbledon vers le court central. Andy Murray n'a plus besoin de lever les yeux. Comme s'il sentait chaque fois la présence obsédante de ces mots qu'il a toujours tant de mal à comprendre. 

« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front ».

L’entrée des joueurs à Wimbledon

Depuis son premier match ici, en 2005, Andy s'est interrogé sur ces vers de Rudyard Kipling gravés au-dessus de l'entrée des joueurs. Comment pourrait-il traiter la victoire et la défaite de la même manière, lui qui n'a jamais supporté de perdre ?
Ce jour de juillet 2012, Andy s'apprête à jouer sa première finale de Wimbledon, contre Roger Federer, le meilleur joueur de l'histoire sur gazon.
Les mots semblent le narguer encore.

Ne serait-il qu'un loser ?

Il a beau être le quatrième meilleur joueur du monde depuis plusieurs années, avoir gagné 18 tournois dont plusieurs Masters 1000, l'idée ne le quitte plus depuis des mois. Parfois, elle lui sort de la tête, mais il y a toujours un journaliste ou un passant pour la lui rappeler.

Quand il perd des matches, c'est la preuve qu'il n'est pas au niveau. Quand il gagne des tournois, on le félicite à peine. Et la même question revient sans cesse en conférence de presse. « Pourquoi n'avez-vous toujours pas gagné de Grand Chelem ? »

La négativité qui l'entoure le contamine. Certes, il arrive à battre Djokovic, Federer et Nadal dans les « petits » tournois, mais il perd contre eux dans ceux du Grand Chelem. Il en est déjà à trois défaites en finale sans avoir réussi à gagner le moindre set. Il ne fait pourtant rien de différent dans ces rendez-vous, mais quelque chose coince. Est-ce les autres qui élèvent leur niveau de jeu au moment crucial ? Ou est-ce lui qui, inconsciemment, baisse le pied, se crispe, déjoue. 

Perdre en finale contre certains des meilleurs joueurs de l'histoire du tennis n'a rien de honteux. Mais Andy Murray n'arrive pas à accepter l'idée qui lamine progressivement son mental : peut-être n'atteindra-t-il jamais l'objectif qu'il s'est fixé depuis si longtemps.

Cette fois-ci pourtant, la donne semble différente. L'Écossais a plus d'expérience. Il a déjà joué deux fois Roger Federer en finale de Grand Chelem. Il peut gagner, il le sent. Son nouvel entraîneur, Ivan Lendl, lui donne de la confiance, une énergie positive.

Murray remporte le premier set et joue à son meilleur niveau, mais le maître suisse est trop fort. Au fil de la rencontre, il se rapproche, comme souvent, de la perfection. Et remporte en quatre sets son 17e tournoi du Grand Chelem, son septième sur le gazon londonien.

Andy Murray est anéanti. Il rejoint son entraîneur dans le grand livre noir des histoires qui ne font rire personne. Quatre finales, quatre défaites, dont trois contre Roger Federer. Il n'a qu'une envie, se précipiter au vestiaire pour ravaler son désappointement. Mais le protocole est toujours le même. Tellement cruel.
Comme le vainqueur, le vaincu doit s'adresser au public quelques minutes après la défaite, celle-là même que Kipling voudrait qu'Andy accueille sereinement alors qu'il la hait plus que tout. 

Il n'a pas le temps de penser à ce qu'il va dire. Dès les premiers mots, les sanglots l'interrompent, les mots se perdent. Les caméras de télévision s'attardent sur Kim, elle aussi en pleurs dans les tribunes.

« Tout le monde parle toujours de la pression que ressent un joueur à Wimbledon, de combien c'est difficile, mais ça ne l'est pas. Vous rendez tout cela tellement plus facile. Votre soutien a été incroyable, merci. »

La foule lui offre une ovation comme il n'en a jamais reçu. Lui qui s'était toujours senti mal-aimé dans ce tournoi n'en revient pas. Pour la première fois, il a l'impression que les spectateurs comprennent ce qu'il ressent.

Pleurer, laisser couler les larmes d'une armure qui se fend enfin. Il y a donc une âme sensible sous la carapace. Andy Murray a perdu le match le plus important de sa carrière, mais il a, presque malgré lui, créé ce lien avec un public qui n'attendait que cela. Il n'est plus ce joueur de tennis distant et froid. Il a un cœur. Il est devenu humain. 

Certains l'accusaient de ne pas avoir assez envie de gagner Wimbledon, lui qui a longtemps avoué sans aucune gêne que sa préférence allait à l'US open. Ce jour-là, avec ces mots-là, ces larmes-là ; il a montré l'importance du tournoi à ses yeux. En retour, il peut lire dans le regard de chacun : « Andy, tu es des nôtres ».

« Je suis fier de toi, lui glisse Ivan Lendl dans le vestiaire. C'est la première fois que tu joues aussi bien dans une finale de Grand Chelem. Tu feras mieux la prochaine fois. » Andy Murray sait que son entraîneur a raison. Il a fait un bon match, très bon même. Mais insuffisant pour le consoler. Toute la nuit, il va pleurer dans les bras de celle qui le soutient depuis tant d'années, sa copine Kim.

C'est dans les jours qui suivent, alors qu'il n'a jamais été aussi affecté par une défaite, qu'il va connaître le déclic.
Cette question qui le taraude depuis si longtemps, mérite-t-elle d'empoisonner ses pensées et de saboter son existence : s'il ne gagnait jamais de Grand Chelem, aurait-il pour autant raté sa vie ? C'est vrai qu'il s'est sacrifié pour cet objectif, c'est vrai qu'il continuera à faire tous les efforts imaginables pour l'atteindre. Mais il aura beau mettre toutes les chances de son côté, donner le meilleur de lui-même, rien ni personne ne peut lui garantir qu'il gagnera un jour un de ces quatre tournois qui font la légende de son sport.

Alors autant l'accepter. 

D'autant que, dans la rue, les sourires et les encouragements deviennent bien plus fréquents, les insultes disparaissent. Le public britannique l'a enfin adopté sans retenue. Il n'a plus à s'inquiéter du regard des autres, de tous les autres. Ils seront désormais à 100 % derrière lui. 

Quatre semaines exactement après sa défaite, Andy Murray se retrouve sur le court central de Wimbledon. En jeu, une médaille d'or olympique. En face de lui, toujours Roger Federer. L'ambiance est tendue, mais c'est comme si plus rien ne pouvait l'atteindre... Disparues la pression, la peur de vaincre, la honte de décevoir à nouveau.
Et le soutien du public qui est si inconditionnel.

Après la victoire aux Jeux Olympiques de 2012

Il y a la douce euphorie des JO à domicile d'abord, qui a transformé Londres en une grande fête. Pendant quelques jours, il n'y a plus d'Écossais, de Gallois, ni d'Anglais, seulement des Britanniques. Dans les gradins du court central, une véritable marée d'Union Jack. Vingt-huit jours plus tôt, le public était divisé entre Federer le magnifique et Murray... Cette fois, il est totalement acquis au champion local, qui a d'ores et déjà assuré une médaille de plus au pays.

Et puis les gens l'ont enfin accepté comme il est, avec ses défauts, ses errements, ses silences. Ils ne le jugent plus, sont juste fiers de « leur » Andy. Décomplexé, libéré, le gamin de Dunblane bat sèchement le Suisse 6-2, 6-1, 6-4. Dans le deuxième set, il joue sans doute le meilleur tennis de sa carrière. 

Il a enfin gagné un grand titre. Plus personne ne lui enlèvera cette place dans l'histoire. 

« Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d'un même front ».

Désormais, à l'entrée du court central, Andy ne regardera plus jamais les mots de Kipling de la même manière.
Parce qu'il les a enfin compris.

Auteur Grégoire Fleurot

Photographes / Cadreurs Sébastien Boué, Franck Faugère et Pierre Lahalle

Monteurs Stéphane Cassier, Tristan Scohy

Correcteur Emir Harbi

Directeur Artistique Raphaël Bonan Instagram

Stagiaire Graphiste Amandine Jonniaux

Développement Web Jean-Christophe Delanneau

Rédacteurs en chef Jérôme Cazadieu 
Rémy Fière 
Frédéric Waringuez  

Directeur de la rédaction Fabrice Jouhaud

Remerciements
Judy Murray
Johnny Perkins et le All England Tennis and Cricket Club
Daniel Munoz Pozo et l’Académie Sanchez-Casal
Nicola Arzani
Caroline Lacy, Sharri Plimbley, Matt Gentry et Caroline Paturel
Yannick Cochennec
Vidéos additionnelles : BBC