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Video ASP et GoPro

 

Les autorités locales reconnaissantes devraient sans doute ériger une statue à cet Américain inconnu qui, le siècle dernier, débarqua à Tahiti. C’était au début des années 1960… De l’autre côté du Pacifique, en Californie, les Beach Boys chantaient la plage, les filles et le surf. Une culture naissait, ne restait qu’à la propager. L’homme venu d’on-ne-sait-où a traversé l’océan, puis jeté l’ancre, apparemment déterminé à profiter des charmes discrets et aquatiques de la Polynésie. La chanson raconte qu’il s’est régalé sur les spots déserts d’Arue et Papenoo, deux villages au nord de Papeete. En repartant, le marin dont tout le monde a depuis oublié le nom a néanmoins eu la délicate attention de laisser quelques planches aux jeunes croisés sur la plage.

 

Ce fut alors comme si une nouvelle génération replongeait dans les vagues du passé. Presque deux siècles que le surf avait disparu de l’île… L’histoire n’ayant jamais fait les gros titres, beaucoup ignoraient que les premiers conquérants des houles finissantes, comme en attestent les témoignages des grands navigateurs, furent bel et bien les Tahitiens. Dès le XVIIIe siècle, une multitude de disciplines athlétiques – levage de pierre, lancer de javelot, course de porteurs de fruits, montée de cocotier… – étaient en vogue à la cour du roi local. Si la plupart de ces loisirs physiques étaient réservés à l’aristocratie, aux îles Marquises – l’un des cinq archipels de la Polynésie française actuelle –, les récits de voyages dépeignaient déjà des indigènes couchés sur de larges bouts de bois pour « prendre » des vagues.

 

 

Lors de chacun de ses trois tours du monde à la voile entre 1768 et 1779, le fameux capitaine anglais James Cook a fait escale sur les rivages de Polynésie. C’est là qu’il a pu observer avec stupéfaction la pratique du surf.

 

« Nous y vîmes dix ou douze Indiens qui nageaient pour leur plaisir ; lorsque les flots brisaient près d'eux, ils plongeaient par-dessous et reparaissaient de l'autre côté avec une adresse et une facilité inconcevables. Ce qui rendit ce spectacle encore plus amusant, ce fut que les nageurs saisirent l'arrière d'une vieille pirogue et le poussèrent devant eux en nageant jusqu'à une assez grande distance en mer ; alors deux ou trois de ces Indiens se mettaient dessus, et tournant le bout carré contre la vague, ils étaient chassés vers la côte avec une rapidité incroyable, et quelquefois même jusqu'à la grève ; ordinairement la vague brisait sur eux avant qu'ils fussent à moitié chemin, alors ils plongeaient et se relevaient de l'autre côté en tenant toujours le reste de pirogue. »

Extrait du journal de bord de James Cook, après son passage à Tahiti en 1769, lors de son premier tour du monde (1768-1771)

 

Ensuite ? Plus rien ou presque pendant deux siècles. La faute notamment à des missionnaires anglais qui débarquèrent au crépuscule du XVIIIe siècle. Protestantisme, rigueur morale, l’homme n’est pas né pour se promener à demi-nu ou pour s’amuser sur un tronc raboté, dictèrent-ils aux autochtones. L’impudeur fut prohibée, le surf banni. Il faudra presque une éternité avant qu’une vague soit à nouveau surfée en Polynésie. Dans les années 1960, donc… Par cet Américain de passage qui, avant de repartir, laissa en offrande quelques planches… Un cadeau d’une valeur inestimable.

 

Quelque temps plus tard, lorsque les premiers Championnats du monde de surf furent organisés en Australie, certaines équipes se déplacèrent en voilier et vinrent accoster à Tahiti. Échange de bons procédés : dès leur arrivée, les surfeurs étrangers demandèrent à recevoir les conseils des habitants les mieux renseignés sur les lieux à vagues. En échange, ceux-ci les accompagnèrent sur les spots et en découvrirent les premiers plaisirs : comme il n’y avait pas encore de leash accroché à la cheville des chasseurs de vagues, dès qu’un surfeur chutait et que la planche revenait vers le bord, les jeunes Tahitiens s’empressaient de la lui ramener au large. Quand les visiteurs repartirent, eux aussi abandonnèrent quelques planches.

 

Il n’en fallait pas plus. Roland Leboucher, surfeur de la première heure, s’en souvient fort bien, « Avec mes cousins, on a récupéré une planche, on a commencé dans la mousse, puis petit à petit, on a progressé en s’inspirant notamment des grands surfeurs hawaiiens que l’on voyait dans les magazines ».La suite est contée par Patrick Juventin. Une Hinano – la bière locale – à la main, le cheveu toujours blond, sur la terrasse de sa grande maison proche de l’aéroport international, le fondateur du Tahiti Surf Club, le premier club local, égrène des souvenirs que le temps qui passe a rendu presque héroïques. C’était au siècle dernier toujours. À la fin des années 1960, au temps encore béni de l’amateurisme…

 

  « On nous prenait pour des bons à rien»

Patrick Juventin

« Nous n’étions qu’une vingtaine, la majorité avait entre 18 et 22 ans, et question compétition, il n’y avait qu’une seule catégorie d’âge… » Les premières épreuves ne duraient alors qu’une journée, parfois une seule matinée. « Nous nous jugions nous-mêmes et il n’y avait même pas de coupe pour le vainqueur ! » se remémore le désormais sexagénaire à la mémoire souriante.

 

De magnifiques vagues à chaque coin du lagon, un climat parfait, une nature généreuse, une eau chaude et transparente comme du cristal… Il n’en fallait pas plus pour attirer la jeunesse dorée par le soleil vers la glisse et ses sensations fortes. Même si ces fraîchement convertis furent alors rapidement catalogués comme des « hippies » paresseux. Esprit de communauté, flower power, douceur de vivre… « On nous prenait pour des bons à rien. En même temps, quand il y avait de bonnes vagues, c’est vrai qu’on n’allait pas à l’école », reconnaît le pionnier.

 

 

La suite ressemblerait presque à une histoire de faux papiers… En 1971, avec quelques francs pacifiques en poche, Patrick Juventin parvient à inscrire sa joyeuse bande aux Championnats de France disputés à Biarritz, moyennant des assurances et des licences un peu bidons, fabriquées à la va-vite. « C’était surtout pour la forme, la Fédération française de surf avait besoin de justificatifs », relate-t-il sans se départir d’une forme de gouaille pas vraiment polynésienne. Comme les quatre surfeurs sélectionnés doivent aussi se payer le voyage et l’hébergement, le Tahiti Surf Club va donc jusqu’à organiser un grand bal populaire pour récolter des fonds. Un succès, raconte-t-on encore l’œil émoustillé.
C’est ensuite le long voyage vers la métropole, et la rencontre avec les vagues de l’Atlantique. « On a tout raflé ! » en rigole encore Juventin. Le retour en Polynésie est triomphal. Les médias se repaissent de l’exploit, les surfeurs passent à la télé et deviennent de véritables héros. « On n’était plus des clowns, et c’est là que le regard sur notre sport a complètement changé », reconnaît-il.

 

L’année suivante, un deuxième voyage est organisé afin de participer à nouveau aux Championnats de France, puis d’Europe… en Irlande ! Autre aventure : les Tahitiens traversent la Manche, roulent pour la première fois à gauche, se perdent dans Londres. Une fois arrivés sur le spot de Lahinch, ils déchantent. La mer est glacée, le froid les paralyse et les combinaisons, qu’ils ne sont pas habitués à porter, les handicapent. Cette fois, les résultats ne suivent pas. Sélectionnés pour les Championnats du monde à San Diego (Californie), ils déclinent ensuite l’invitation. Motifs : l’eau n’est pas assez chaude et ils ne veulent plus quitter leur île…

 

Dans la foulée, tout s’accélère pourtant. De nouveaux clubs se créent, le Taapuna, puis le Central… En 1973, une Ligue de surf voit le jour. L’objectif est de disposer de moyens financiers plus importants. Trois ans plus tard, pour la première fois, les Championnats de France sont organisés à Tahiti, sur le célèbre beach break de Papara, sur la côte sud entre Papeete et la Presqu’île. Tous les titres vont aux Polynésiens, décidément imbattables. « Nous avions un grand avantage sur les surfeurs de métropole, c’est que nous pouvions surfer toute l’année », explique Patrick Juventin. Le dernier grand tournant a lieu en 1989 avec l’éclosion tant attendue – et tellement espérée par le gouvernement local – de la Fédération tahitienne de surf.

 

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Avant, après. Patrick Juventin, le surf toujours dans la peau.  

Président jusqu’en 1998, Patrick Juventin et son équipe se fixent alors comme objectif de professionnaliser la discipline. La partie est loin d’être gagnée, car les moyens restent limités. Mais les titres s’empilent : Heifara Tahutini, Vetea David, Teva Noble et Michel Demont, Hira Teriinatoofa et Tamaroa McComb vont porter haut les couleurs de leur chère Polynésie. « Et depuis dix ans, on commence à avoir des surfeurs de qualité qui sont sérieux sur l’entraînement, se réjouit Pascal Luciani, un autre ancien président de la Fédération tahitienne. Avant, le surf n’était souvent qu’un loisir. »

 

1972, une GS break, un fixe-au-toit, Patrick Juventin et deux amis tahitiens. Le bonheur…

 

Le surf comme art de vivre, le surf comme culture, le surf comme parcelle d’identité. Et l’île pour tout écrin, c’était certes parfait, mais il fallait absolument tenter d’en sortir. C’est ainsi que vont s’écrire les nouvelles légendes du surf tahitien. En dessinant de folles arabesques sous les lèvres des longs rouleaux qui déferlent sur l’archipel… Et en y ajoutant un peu de rigueur. Le nouveau modèle à suivre a pour nom Michel Bourez… « Avec lui, un pas de plus a été franchi. Il est devenu l’exemple à suivre pour les jeunes Tahitiens. » Inarrêtable, le surfeur de 28 ans, belle gueule, gros cœur, bourreau de travail et résultats qui suivent, a déjà remporté cette année les épreuves du circuit pro de Margaret River, en Australie, et de Rio, au Brésil. Fin août, chez lui, se déroulait le Billabong Pro sur la vague monstrueuse de Teahupoo.

 

À la pointe de Fare Mahora, petit quartier résidentiel situé face au spot, s’est d’abord déroulée la cérémonie d’ouverture rituelle, aux sons des to’ere (ces fameux tambours oblongs, taillés dans du bois dur), des chants et des danses… et de la prière de bénédiction, une lecture solennelle, suivie d’un orero, l’art déclamatoire ancestral polynésien au cours duquel deux jeunes enfants en paréos retracent la légende de l’endroit. Une histoire terrible de pêche au thon, d’offense faite au dieu de la mer, de décapitation, de vengeance jusqu’à l’édification d’un mur de crânes (teahupoo en tahitien), construit avec les têtes coupées des guerriers ennemis.
L’épreuve terminée, tradition toujours, Gabriel Medina et Kelly Slater, les deux finalistes ont été invités à quelques pas de danse.

 

Éliminé lors du cinquième tour, Michel Bourez n’a pas été invité dans la ronde. L’année prochaine peut-être. Ou plus tard. Rien ne presse. Fin août, le Tahitien était quatrième au classement mondial.
Jamais un surfeur français n’avait été aussi bien classé… Jamais Tahiti ne s’était retrouvée au cœur de la vague… Et jamais Teahupoo n’avait autant marqué les esprits…