• Contact
  • Connexion

Equateur | Bolivie | Pérou

Mouvements indigènes : entre néolibéralisme et gouvernements de gauche

Après avoir obtenu des succès retentissants, les mouvements indigènes sud-américains se trouvent confrontés à de nouveaux défis - sur les plans institutionnel et étatique - auxquels ils n’ont jusqu’à présent pas trouvé de réponse. L’approfondissement des diverses expériences et l’échange entre organisations semblent être quelques-unes des possibles voies à explorer pour avancer.

« Nous avons gagné à trois reprises et, à chaque fois, nous avons perdu », a affirmé Pablo Davalos, économiste équatorien, conseiller de la Confédération des nationalités indigènes d’Equateur (Conaie). Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais plutôt de l’amère constatation des résultats obtenus après une décennie marquée par les grands triomphes obtenus par le plus puissant mouvement indien du continent. C’est ainsi que l’on peut lire les trois grandes victoires enregistrées durant la dernière décennie : celle de 1997, quand, en se soulevant, les indiens ont renversé le gouvernement corrompu d’Abdala Bucaram, celle de 2000, quand une insurrection indigène et populaire de grande ampleur a forcé le président Jamil Mahuad à démissionner et celle de 2002, lorsque la Conaie a joué un rôle primordial dans la victoire électorale de Lucio Gutierrez.

Certaines de ces idées ont été débattues au cours des 2e Journées andino-meso-américaines [1] « Mouvement indigène, résistance et projet alternatif », qui se sont tenues du 22 au 25 mars dans les villes boliviennes de La Paz et de El Alto. Des universitaires et des dirigeants indiens argentins, boliviens, chiliens, guatémaltèques, équatoriens, mexicains et péruviens y ont participé et se sont penchés sur les problématiques que vivent les différents mouvements dans la nouvelle conjoncture régionale. Malgré l’hétérogénéité des situations, plusieurs thèmes communs ont traversé la rencontre. En particulier, la relation entre les mouvements et les États depuis l’arrivée au pouvoir de gouvernements progressistes et de gauche. En toile de fond des débat : la proposition des documents de Santa Fe [2] de considérer les mouvements indigènes - à l’instar de la théologie de la libération, par le passé- comme un danger à combattre et à neutraliser, l’Empire voyant en eux l’un des principaux obstacles à la gouvernabilité de la région. Agissant conformément à cette recommandation, la Banque mondiale et d’autres organismes internationaux financent des programmes visant à empêcher la consolidation de sujets collectifs indigènes.

L’exception péruvienne

Le cas du Pérou est l’un des moins connus, mais, en même temps, l’un des meilleurs exemples qui illustrent les difficultés que rencontrent les mouvements indigènes dans un contexte adverse. En effet, bien qu’ayant une longue tradition de résistance et de rébellion, puisque le Pérou a été l’épicentre de la lutte des peuples autochtones contre les conquistadores (qui a culminé par la révolte de Tupac Amaru à la fin du XVIIIe siècle), le mouvement indigène a beaucoup de mal à se frayer un chemin et à se consolider. L’anthropologue Rodrigo Montoya a donné neuf raisons qui, selon lui, expliquent « l’exception péruvienne ».

Il a affirmé qu’au Pérou, il existe deux organisations qui regroupent les 42 ethnies de l’Amazonie, mais que ces deux organisations sont très divisées entre elles. Selon lui, c’est de la Banque mondiale et de l’État péruvien qu’ont émergé ces deux organisations qui disent représenter les indigènes, dans le but de « bloquer le mouvement indien » et il soutient qu’il y a plusieurs groupes du mouvement « que des démarches devant les Nations unies rassemblent, mais qui ne sont pas dans une lutte d’auto-affirmation ». Pour Montoya, l’objectif de la Banque mondiale est « d’éviter que culture et pouvoir ne soient associés », c’est-à-dire que « la culture, c’est bien quand il s’agit d’un folklore qu’on expose aux Galeries Lafayette, mais quand elle est abordée sous l’angle du pouvoir accordé aux groupes indigènes, cela devient du terrorisme.  » Toutefois, il existe une importante organisation paysanne indigène, la Coordinadora Nacional de Comunidades del Peru Afectadas por la Mineria (CONACAMI), que l’on peut considérer comme une organisation indigène.

Parmi les raisons qui expliquent l’absence d’un mouvement indien péruvien, la première, d’après Montoya, est « l’absence d’intellectuels indigènes ». À son avis, Tupac Amaru a été « le premier et le plus grand intellectuel indien. Il parlait espagnol, latin et quechua. Il a élaboré un projet politique (reconstruire l’empire inca avec Cusco pour capitale) et a réussi à organiser pendant une décennie l’insurrection qui allait éclater par la suite. Cependant, la répression qui allait s’ensuivre allait anéantir les intellectuels indiens. »

Deuxièmement, Montoya souligne les grandes contradictions qui traversent le monde indigène : une géographie morcelée et la très grande complexité de l’univers quechua, une langue dont il existe 18 variétés dialectales, ce qui rend difficile la communication entre les habitants de la montagne. Montoya conclut qu’il « n’y a pas un peuple quechua, mais plusieurs, avec des contradictions socio-historiques ». Ce facteur entrave les échanges entre les divers peuples des montagnes et la création d’une organisation qui les unisse.

Troisièmement, il n’existe pas non plus de bourgeoisie indienne puissante, ou qui se considère comme telle du point de vue culturel, comme c’est le cas en Equateur et en Bolivie. En ce sens, l’existence d’un Etat particulièrement excluant et raciste comme l’Etat péruvien peut avoir joué un rôle décisif.

Quatrièmement, au Pérou, il y a eu une puissante gauche de type occidental qui n’a jamais vraiment compris - malgré le travail précurseur écrit par José Carlos Mariátegui dans les années 1930 - qu’en réalité, le paysan est un indien qui lutte non seulement pour la terre, mais surtout pour le territoire.

Cinquièmement, le gouvernement militaire du général Juan Velasco Alvarado (1968-1975) a réalisé une réforme agraire en profondeur, la réforme la plus poussée du continent après celle accomplie à Cuba, mais il n’a considéré l’indien que comme un paysan et s’est emparé des principaux symboles quechuas, qu’il a « étatisés ». Par exemple, le visage de Tupac Amaru a remplacé les « héros » créoles sur les billets de banque péruviens.

Sixièmement, la réalité péruvienne présente une véritable « anomalie », comme l’a été l’existence [de la guérilla] du Sentier lumineux. Dans ce pays, il y a eu deux génocides : celui perpétré par les forces armées, à l’instar de ce qui s’est passé dans d’autres pays du continent, et celui dont s’est rendu coupable le Sentier lumineux au cours d’une « guerre sale  » qui a fait 70 000 victimes. Montoya conclut en disant que « tandis qu’en Equateur, la Conaie voyait le jour et que le monde indigène s’organisait depuis sa base, au Pérou, la situation qui prévalait était que, quand le Sentier égorgeait dix personnes, l’armée en égorgeait vingt. Les trois quarts des 70 000 victimes étaient des indiens. Le Sentier a bloqué les possibilités de ce qui était indien et a coupé les ailes à la gauche. En vingt ans de violence (1980-2000), toutes les avancées des années antérieures ont été réduites à néant. »

Septièmement, sous le gouvernement d’Alejandro Toledo (qui se proclame indien en disant : « Je suis Manco Capac »), l’Etat fait tout ce qu’il peut pour empêcher l’émergence de mouvements indiens. L’épouse de Toledo, l’anthropologue belge Eliane Karp, a créé la CONAPA (Coordinadora Nacional de Pueblos Andinos, Amazonicos y Afroperuanos), un organisme doté d’un budget de 5,5 millions de dollars. La création de cet organisme a été une première à l’échelle du continent, car non seulement il a été créé par le haut, mais par une personne qui s’est substituée aux peuples concernés en se posant comme présidente de l’institution, qu’elle a dirigée d’une manière autoritaire en manipulant les peuples indigènes.

Enfin, Montoya avance deux raisons supplémentaires : « l’absence de la théologie de la libération dans le monde de ceux d’en bas », à la différence de ce qui s’est produit en Equateur et au Chiapas, où un engagement concret a été trouvé avec les pauvres et a facilité l’émergence de sujets indigènes, et « l’absence d’intellectuels engagés  ». Il en donne pour preuve le fait que, sur les 600 anthropologues que compte le Pérou, huit seulement s’intéressent à la lutte des peuples. Montoya conclut en disant qu’ « il existe une tradition anthropologique apolitique selon laquelle les indiens sont merveilleux, mais l’anthropologie étant une science, elle ne doit pas se mêler de politique ».

Dans ce panorama franchement affligeant, une organisation réussit à se démarquer : la CONACAMI (Confederación Nacional de Comunidades del Perú Afectadas por la Minería), la seule organisation à caractère indien qui soit autonome et indépendante de l’Etat. Parmi les 5 660 communautés reconnues au Pérou, 3 200 ont porté plainte contres les transnationales minières ; le territoire de 1 100 d’entre elles est en cours de prospection et celui de 250 autres, en cours d’exploitation. Depuis 1992, le nombre d’hectares concédés aux sociétés minières est passé de 4 à 25 millions. Ce qui fait la force de la CONACAMI, ce sont ces milliers de communautés qui luttent pour conserver leurs terres et se battent pour empêcher que leurs rivières et leurs terres ne soient polluées. L’exploitation minière est devenue la principale activité exportatrice du Pérou, mais, comme le dit la CONACAMI, « elle ne contribue pas au développement du pays, ni à l’élargissement de sa sphère d’influence ». Le plus grave, c’est qu’en 2004, deux dirigeants ont été assassinés et que 600 personnes appartenant aux communautés indigènes ont fait l’objet de poursuites judiciaires dans le cadre d’un processus qui vise à criminaliser l’opposition aux sociétés minières en l’assimilant à du terrorisme.

Equateur : le dilemme électoral

En Equateur, le dernier soulèvement indigène (qui a commencé en mars 2006 et dont on ne voit pas encore l’issue) contre la prétention du gouvernement provisoire d’Alfredo Palacio de signer, avec les Etats-Unis, un traité de libre-échange est la première grande mobilisation indienne après une longue et pénible crise. Ce nouveau mouvement a mis longtemps à voir le jour et a dû affronter de sérieuses difficultés internes, car la Conaie a été très affaiblie par sa participation au gouvernement de Lucio Gutierrez (de janvier à juillet 2003), mais surtout par la double offensive qui a été lancée contre la principale organisation indigène du continent.

En effet, depuis que, au début des années 1990, c’est-à-dire à la suite du premier grand soulèvement impulsé par la Conaie, il est apparu clairement que le mouvement indien était devenu la clé de voûte de la gouvernabilité en Equateur, un ensemble de projets, notamment sous la présidence de Gutierrez, ont été élaborés dans le but de l’anéantir. Le plus important a été la coopération au développement à travers le PRODEPINE (Proyecto de Desarollo para Pueblos Indigenas y Negros de Ecuador, Projet de développement pour les peuples indigènes et noirs d’Equateur). Durant les 2e Journées andino-meso-américaines [3] « Mouvement indigène, résistance et projet alternatif », l’économiste Pablo Davalos, conseiller de la Conaie, a analysé le rôle destructeur de ces projets : « La coopération au développement a commencé parallèlement à l’émergence des indiens dans les années 1990. Les ONG de développement se sont installées dans la province de Chimborazo, le cœur du mouvement indigène, où avait travaillé Leonidas Proaño, le promoteur de la théologie de la libération en Equateur. Une décennie plus tard, cette province n’existe plus sur le plan politique. En 1990, la province de Chimborazo constituait le noyau de la résistance indienne ; elle a été l’objet d’une intervention politique de la coopération qui a transformé les indiens en pauvres économiques. En effet, la coopération fait disparaître les solidarités et crée des rivalités au sein des communautés dans la mesure où elle entraîne la mise sur pied d’organisations de second rang qui commencent à concourir pour les ressources de la coopération. »

De l’avis de Davalos, mais aussi selon d’autres spécialistes et bon nombre de dirigeants indigènes, la coopération favorise « l’émergence d’une technobureaucratie des droits humains et de l’ethnodéveloppement avalisée par la Banque mondiale qui, avec l’appui d’anthropologues et de sociologues, a conçu entre 1997 et 1998 le projet PRODEPINE auquel elle a alloué un budget de 50 millions de dollars. » D’après Davalos, la Bolivie a été le laboratoire de la coopération, puis « de là, le concept a été exporté en Equateur et au Mexique avec le PRONASOL (Programa Nacional de Solidaridad). » Même quand des personnes ayant les meilleures intentions du monde travaillent dans la coopération, il reste que « l’objectif est de créer une élite qui serve d’interlocutrice pour la Banque mondiale et ses projets. Au bout d’un certain temps, les dirigeants des communautés se mettent à faire du marketing et ils se laissent obnubiler par l’argent. » Les principaux projets concernent l’éducation et la formation de leaders, le financement d’activités communautaires productives et le microfinancement. Quelques années après la mise sur pied du projet PRODEPINE, la plus grande partie du mouvement indigène était tombé sous la coupe des ONG et des fonctionnaires de l’État. La dépendance avait atteint un degré tel que, quand la Conaie appelait à la mobilisation, « ceux de PRODEPINE disaient aux communautés de ne pas participer, car sinon elles ne pourraient pas recevoir de crédit. C’est comme cela qu’ils ont mis en pièces les communautés. » Après la chute de Gutierrez (en avril 2005), le mouvement a fait pression pour que le projet PRODEPINE ne soit pas renouvelé et il est resté depuis au point mort.

Cette offensive de longue haleine lancée contre le mouvement indigène a connu son apogée sous le gouvernement de Lucio Gutierrez. Paradoxalement, il vaut la peine de mentionner que cet ex-colonel a été élu président à la fin de 2002 grâce au soutien de la Conaie et de la majeure partie du mouvement indien. Pourtant, c’est sous sa présidence que de graves événements se sont produits : le gouvernement a coopté une partie des dirigeants de la Conaie, notamment ceux de l’Amazonie. L’objectif de Gutierrez était la destruction et la disparition de la Conaie. Sous son mandat un attentat a été perpétré contre son président, au cours duquel le fils de celui-ci a été grièvement blessé.

Lors de son congrès tenu en décembre 2004 au cours duquel a été réélu à la tête de l’organisation l’ancien dirigeant et ex-président de la Conaie, Luis Macas, elle a entamé sa reconstruction, tant sur le plan organisationnel que sur celui de la formulation d’un projet à long terme. La nécessité de faire le bilan de ce qui avait été accompli s’est imposée, notamment en ce qui concerne la participation au gouvernement et aux institutions de l’Etat, pour laquelle la Conaie avait créé le Mouvement Pachakutik au milieu des années 1990. Selon Davalos, le projet indien de création d’un Etat plurinational s’est heurté à la résistance d’institutions héritées de la Colonie, qui sont, par conséquent, excluantes. « Comment rendre le système politique plurinational ? », se demande l’économiste. « Le système politique repose sur la représentation et l’universalité, en ce sens que tout le monde est citoyen. Mais pas les indiens. Dans le monde indigène, le discours libéral homogénéise alors que la pratique et la pensée indigènes sont basées sur la différence. »

Un fois ce constat établi, les questions et les doutes s’accumulent : « Nous pouvons nous présenter aux élections et il est fort probable que Luis Macas devienne président. Dans ce cas, il se passera la même chose qu’en Bolivie : les cadres de l’organisation deviendront les cadres de l’Etat, puis ils se mettront à légitimer l’Etat libéral plutôt que l’organisation et à parler en fonction de l’Etat. Ensuite, ils adopteront d’autres dynamiques et d’autres comportements, et alors que ferons-nous ? » Pour le mouvement indigène équatorien, il n’y a pas de solution simple à cette situation. Ces dernières années, la mobilisation sociale a permis de remporter trois grandes victoires qui se sont transformées en autant de grandes défaites. A chaque fois, les forces économiques nationales, avec l’appui des organismes financiers internationaux, ont frustré les espoirs de changer le pays au moyen d’une assemblée constituante (en 1998), en imposant la dollarisation (en 2000) et en forçant le pays à poursuivre la voie du néolibéralisme en « mettant dans leur poche » le président élu (en 2003).

Au sein de la Conaie, le débat actuel tourne autour de la possibilité de faire une « autre politique ». S’inspirant de «  l’Autre campagne  » impulsée au Mexique par les zapatistes, le mouvement indigène s’apprête à débattre de l’attitude qu’il adoptera lors des prochaines élections du mois d’octobre [4]. L’objectif sera probablement de politiser la campagne électorale, qui d’habitude ressemble à un spectacle médiatique, de manière à mettre à l’ordre du jour les principales questions qui préoccupent les communautés : le traité de libre-échange et les conséquences que celui-ci aura sur l’eau et l’agriculture ainsi que le problème des ressources naturelles, notamment des hydrocarbures dont l’Equateur est un grand exportateur.

La difficile situation bolivienne

Après l’imposant cycle de protestations entamé, en 2000, par la « guerre de l’eau » à Cochabamba [5], puis qui s’est poursuivi, en 2003 et 2005, par la « guerre du gaz » dans tout le pays, les mouvements boliviens ont, pour la première fois, réussi à faire élire un président indigène : Evo Morales. Le mouvement a mis deux thèmes en tête de ses priorités : la nationalisation des ressources naturelles, en particulier du gaz, et la convocation d’une assemblée constituante qui initie la « décolonisation de l’Etat ».

En effet, l’Etat en Bolivie est un Etat de type colonial : alors que 70 % de la population est indigène (les ethnies quechua, aymara et guarani sont les plus nombreuses), l’Etat est aux mains d’une petite minorité blanche et métisse. Ces dernières années, un bon nombre de députés indiens (ils ont aujourd’hui la majorité absolue) ont été élus, mais il reste que les postes les plus importants de l’appareil judiciaire et étatique continuent d’être occupés par des blancs et les postes de fonctionnaires, réservés presque exclusivement aux blancs et aux métis. Par conséquent, la grande majorité de la population voit l’État comme quelque chose d’étranger et d’hostile. Une assemblée constituante donnera l’occasion de démocratiser les institutions coloniales boliviennes, en ce sens que toutes les ethnies, toutes les langues et toutes les traditions seront mises sur un pied d’égalité.

Cependant, deux mois à peine après qu’un des leurs est arrivé au pouvoir, les Indiens voient leurs deux principales aspirations sur le point d’être déçues. Au cours des 2e Journées andino-meso-américaines, Felipe Quispe, principal dirigeant de la centrale paysanne CSUTCB, a déclaré que « aujourd’hui, je ne peux me réjouir qu’un indien soit à la tête du gouvernement, car ce qu’il faut, c’est changer le système. » Il a ajouté qu’il était persuadé que le gouvernement d’Evo Morales ne satisferait pas aux trois revendications les plus importantes : « il ne nationalisera pas le gaz ni le pétrole [6], il n’abrogera pas les lois néolibérales qui ont facilité les privatisations et la réforme de l’éducation, et il ne nous rendra pas les territoires. »

Quispe est un dirigeant radical qui s’est présenté aux élections sous la bannière du MIP (Movimiento Indigena Pachakutik) et a obtenu à peine 2 % des voix. Toutefois, il n’est pas le seul à se montrer sceptique. Mais, c’est peut-être la manière dont le nouveau gouvernement a convoqué l’assemblée constituante qui a suscité la plus intense polémique. La loi qui institue cette assemblée a été négociée avec les partis de droite [7]. Elle a soulevé beaucoup de critiques et rencontré l’opposition du CONAMAQ (Consejo Nacional de Ayllus y Markas del Qullasuyu) et de la COB (Central Obrera Boliviana). Dans son discours d’investiture du 22 janvier, Evo Morales a déclaré : « Nous voulons une assemblée constituante qui entreprenne des réformes en profondeur et pas simplement une réforme constitutionnelle. » Pour un certain nombre d’analystes, le type d’assemblée choisi laisse croire que, au mieux, seuls 20% de l’actuelle constitution sera modifiée.

L’élection de l’assemblée qui sera instituée le 6 août respectera le principe selon lequel trois constituants seront élus par chacune des 70 circonscriptions que compte le pays : deux par la majorité et un par la minorité, et ce, même si cette dernière obtient moins de 10 % des voix, par exemple. De plus, chacun des neuf départements du pays élira cinq constituants : deux pour la majorité et un pour chacune des forces qui se sera classée derrière la majorité et aura obtenu plus de 5 % des voix. Par conséquent, même dans le cas improbable d’une victoire du Mouvement vers le socialisme (MAS) dans toutes les circonscriptions, le parti d’Evo Morales n’obtiendra pas la majorité des deux tiers exigée par la loi pour changer la constitution actuelle. En d’autres termes, même s’il obtient la majorité absolue en nombre de voix, le MAS se verra obligé de pactiser avec l’opposition. Un article paru dans le journal El Juguete Rabioso affirme que le gouvernement « a bloqué toute possibilité de changement » et qu’il est fort probable que « l’Assemblée sera au service des puissants et [que] les paysans joueront le rôle de figurants. » Il existe d’ailleurs une donnée qui a son importance : les mécanismes de l’assemblée ont imposé que les mouvements ne puissent pas se présenter comme tels, mais qu’ils doivent inscrirent leurs candidats sur les listes des partis.

Les critiques sont très dures, même dans des secteurs proches du gouvernement. D’après Raul Prada, conseiller du ministre des Affaires étrangères, « l’assemblée convoquée n’est pas constituante, car elle ne changera pas l’Etat » et sa structure « limite ses fonctions à la rédaction de réformes », alors que le véritable objectif d’une assemblée constituante, c’est de « fonder un nouvel Etat », de « changer la carte institutionnelle, c’est-à-dire [de] modifier les pouvoirs en place ». Polémiquant avec l’actuel vice-président, Alvaro Gracia Linera, Prada critique ce qu’il considère comme « une tiédeur extrême du gouvernement, empêtré dans ses propres indécisions, perdu dans son propre labyrinthe, face à une conjoncture post-électorale où réapparaissent les groupes détenant le pouvoir économique qui sont bien décidés à reprendre le terrain perdu, même au mépris de la démocratie participative et des espoirs que le peuple a placés dans le changement. »

Cela nous ramène donc à la question initiale soulevée par Davalos : comment les puissants sont-ils capables de transformer leurs défaites en victoires ? Il est inutile de rendre les puissants, ceux qui dirigent chaque pays ou ceux qui dirigent le monde, responsables. Dans le fond, il est normal qu’ils défendent leurs intérêts. Peut-être, comme le souligne le conseiller de la Conaie, les forces sociales ont-elles cru que le changement consistait à gagner les élections et n’ont-elles pas accordé suffisamment d’importance à la nécessité de « décoloniser la démocratie », qui, dans la plupart des pays sud-américains, a été kidnappée par « les marchés ». A la place, une autre idée fait son chemin : celle qu’il faut travailler différemment, c’est-à-dire depuis le bas et en tissant des liens suffisamment solides pour résister au marchandage politique et électoral.

Sources :

— Berger, Pablo “Conacami : una organización nacional enfrentando a las multinacionales mineras”, sur Minkandina, www.choike.org

— Bolpress, www.bolpress.com

— Conaie : www.conaie.org

— El Juguete Rabioso, La Paz, N°149, 19 mars 2006, www.eljugueterabioso.org

— Escárzaga, Fabiola y Gutiérrez, Raquel (coordination). Movimiento indígena en América Latina : resistencia y proyecto alternativo, Universidad Autónoma de Puebla, México, 2005.

— Montoya Rojas, Rodrigo De la utopía andina al socialismo mágico, Instituto Nacional de Cultura, Cusco, 2005.

— Willanakuy, revista de Conacami, N°21, janvier 2004.


Notes

[1[NDLR] Nous entendons par Méso-amérique la région qui comprend les pays suivants : Panama, Costa Rica, Nicaragua, El Salvador, Honduras, Guatémala, Belize et Sud-Est du Mexique.

[2[NDLR] Le comité de Santa Fe est composé de militaires, agents de la CIA, chefs d’entreprises, diplomates et universitaires ultraconservateurs états-uniens. Fondé par Ronald Reagan, il a été actif sous son mandat et sous celui de Bush père. Il a publié trois documents, dans lesquels était établie la stratégie de la « Sécurité nationale » par rapport à l’Amérique latine, qui comprenait l’appui à des dictatures militaires, la lutte contre insurrectionnelle, la formation de groupes paramilitaires (dont la « contra » nicaraguayenne), élimination des communautés qui soutenaient la guérilla, lutte active contre la théologie de la libération, avec élimination, dans une guerre sale financée et couverte par la CIA, de prêtres, théologiens et plusieurs évêques. Tout est consigné dans les documents de Santa Fe. Bill Clinton avait suspendu le Comité, mais Georges W. Bush l’a ressuscité. Le dernier document en date, le document de Santa Fe IV, élaboré en janvier 2001, souligne le danger représenté par le président vénézuélien Hugo Chávez - traité de castriste et ami des FARC, et dont l’action en faveur de l’unité régionale met des freins aux plans néocoloniaux. Le document s’en prend également au mouvement indigène en Equateur, aux activistes dans la défense de l’eau à Cochabamba, aux sans terre du Brésil, aux insurgés colombiens et réclame le durcissement de la politique contre Fidel Castro et le socialisme cubain.

[3[ NDLR] Nous entendons par Méso-amérique la région qui comprend les pays suivants : Panama, Costa Rica, Nicaragua, El Salvador, Honduras, Guatémala, Belize et Sud-Est du Mexique.

[4[NDLR] Depuis la rédaction de cet article, il semblerait que le dirigeant de la Conaie Luis Macas, soit le candidat du mouvement indigène aux prochaines élections présidentielles d’octobre 2006.

[5[NDLR] Fin 1999, sans consulter ni informer la population, le gouvernement de la Bolivie concédait la gestion de l’eau de la vallée de Cochabamba à un consortium privé pour une durée de 40 ans : le consortium Aguas del Tunari, dont l’un des actionnaires principaux est la multinationale américaine Bechtel.
Ce que l’on appellera par la suite la « guerre de l’eau » était déclenchée, quelques mois plus tard, par les populations locales, par suite de l’augmentation sans précédent des tarifs des services d’eau et par suite de la dépossession des principales sources d’approvisionnement désormais devenues propriété de la compagnie. Devant l’ampleur de la révolte et la durée de la mobilisation, le gouvernement bolivien a dû se résoudre à annuler le contrat de concession signé avec la compagnie américaine Bechtel, actionnaire majoritaire du consortium Aguas del Tunari.

[6[NDLR] Cette affirmation a été démentie par les faits, le 1er mai dernier même s’il y a tout lieu de débattre des modalités de la nationalisation.

[7[NDLR] Si le parti d’Evo Morales possède en effet la majorité absolue dans l’enceinte de la Chambre des députés, avec 72 des 130 parlementaires, il demeure minoritaire au Sénat avec 12 mandats. Il doit donc négocier pour faire approuver ses projets de lois, notamment au sein des sessions de Congrès (regroupant députés et sénateurs) où l’approbation de certaines lois dites « spéciales », comme la Loi de convocation de l’Assemblée constituante, requiert deux tiers des voix (soit 105 mandats, sur un total de 157, alors que le MAS n’en dispose que de 84).


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.