Jean-Pierre Rioux : «De l’oxygène pour l’histoire de France»

À quoi nous sert l’histoire de France ? Le débat reprend des couleurs. À l’été 2012, Aurélie Filippetti avait guillotiné une Maison de l’histoire de France nouvelle née au motif que l’idée en était venue au ci-devant Nicolas Sarkozy. En septembre 2016, François Fillon a rouvert le bal en proposant qu’un « récit national » repensé puisse accompagner l’indispensable sursaut du pays. Et d’autres candidats à la présidentielle, Marine Le Pen, Emmanuel Macron ou Jean-Luc Mélenchon, ont emboîté le pas, quitte à récuser le mot « récit ». Sur l’entrefaite, voici que quelques historiens sortent du bois. Tant mieux !
Michelle Zancarini-Fournel n’agite pas le rameau d’olivier (1). Son histoire des luttes « populaires » reste la ribambelle, toujours progressiste, du Bien contre le Mal, du peuple qui se libère contre les pouvoirs qui l’oppriment, du pain des rêves gagné sur l’ordre établi, depuis la révocation de l’Édit de Nantes et la promulgation du Code noir esclavagiste par Louis XIV en 1685 jusqu’aux usages de l’état d’urgence et du 49.3 aujourd’hui. Dans le camp d’en face, Jean Sévillia (2) a serré la jugulaire pour mieux s’inscrire dans une tradition conservatrice, celle qui rappelle que le pays a existé avant 1789, que l’anticléricalisme et la doxa marxiste ont fait leur temps et qu’une contre-histoire est possible, des Croisades à la guerre d’Algérie.
Mais à bien lire l’une et l’autre, on découvre que sous les roulements de tambour il y a du savoir et du talent à revendre. Et donc de l’oxygène. On le vérifiera en soupesant leur traitement de thèmes qui dérangent (l’esclavage, la colonisation, la cause des femmes pour l’une ; la monarchie modératrice, la montée de l’individualisme ou la fin de l’intellectuel de gauche pour l’autre) et en appréciant leur art du récit (notamment, chez nos deux champions, celui de la Terreur ou des printemps de 1848 et 1968). Bref, on peut chausser grâce à eux des lunettes à double foyer bien utiles pour lire au-dessus de la mêlée.
Leur but ? Ces historiens veulent affronter autrement « les questions que l’histoire traditionnelle d’une France toujours identique à elle-même prétend résoudre »
Vieil axiome. L’Histoire mondiale de la France dirigée par Patrick Boucheron pourra aider, elle aussi, à débloquer les compteurs (3). Certes, elle enfonce allègrement une porte ouverte : pas d’histoire de France, nous dit-elle, sans histoire du monde (mais la réciproque ?). Comme si Michelet n’avait pas été dès 1831 un chantre de l’histoire universelle puis un exégète de l’Europe de 1870, ou Lavisse un bon spécialiste de la Prusse, sans parler de Braudel accolant la Méditerranée de Philippe II et l’aventure du capitalisme au destin de la France hexagonale ! Mais le vieil axiome est joliment repeint ici par une pléiade de 122 historiens de toutes générations qui batifolent dans le jeu de quilles avec une juvénilité bienvenue. Leur but ? Ils veulent affronter autrement « les questions que l’histoire traditionnelle d’une France toujours identique à elle-même prétend résoudre ». Ils plaident pour une histoire « ni linéaire ni orientée », qui n’aurait « ni commencements ni fins ».
Des dates ? Il en faut, conviennent-ils, pour ne pas trop désorienter le lecteur, mais aucune n’est une « clé » ou un « tournant » puisqu’il n’y a pas, selon eux, de périodisation progressiste ou conservatrice en histoire et que le flash et la « petite intrigue » événementielle valent continuité au montage, comme au cinéma. C’est ainsi que la prise de la Bastille en 1789 a des origines « transnationales », que la Séparation de 1905 est marginalisée, qu’avril 1917 est un épisode en Kanakie et que 1940 se résume à un coup de poker à Brazzaville et à la mondialisation pétainiste de l’art de Lascaux.
Des historiens notables disent qu’ils n’entendent « rien lâcher sur l’usage qu’on peut faire de l’histoire. » Fort bien. Acceptons-en l’augure
Origines avérées. Des hauts lieux et de grands personnages ? Oui, il en faut aussi, mais à condition qu’ils déshabillent l’exemplarité : Jeanne d’Arc est réduite à ses mémoires antagonistes, mais l’épisode de « DSK » dans un hôtel de New York est tenu pour intéressant. Chercher des origines avérées ? C’est utile mais inatteignable : donc, surtout pas d’ivresse à propos de ces Gaulois qui n’étaient, après tout, que des Romains comme les autres. Conclusions ? Sortons de notre « passion triste » pour une histoire figée devenue inaudible, bannissons « l’émotion des appartenances », fuyons les soliloques sur « certaines idée » de la France ! Expliquons-nous lucidement avec le monde ! Réconcilions la tribu des historiens pour qu’elle puisse offrir désormais à chaque Français « une histoire à connecter soi-même » et un récitatif qui « dépayse l’évidence et familiarise l’étranger » !
On le voit, cet essai bourré de science pimpante est bien de son temps individualiste et ludique, curieux mais énervé, ennemi du tragique, envahi par le présent et où prolifère le doute à propos des héritages et leur transmission, de l’identité nationale et l’État-Nation. Des historiens notables y disent qu’ils n’entendent « rien lâcher sur l’usage qu’on peut faire de l’histoire. » Fort bien. Acceptons-en l’augure. Tout oxygène est bon à respirer par temps de pollutions.
Il reste à savoir si leur boute-selle peut être entendu et si leur déconstruction sans le dire va vraiment à l’essentiel, pour demain. Car le vieil Ernest Renan nous interpelle encore. Finalement, chers enfants, qu’est-ce qu’une nation ? Qu’avons-nous fait ensemble, de gré ou de force, depuis tant de siècles ? Voulons-nous persévérer, vaille que vaille ? Voter encore au « plébiscite de chaque jour » ? Et comment agir sans admettre qu’au-delà des « contre-récits » globalisés ou partisans, un « récit » national mis en commun et transmis est indispensable chez tout peuple qui n’entend pas abdiquer ? Parce qu’en somme, faire vivre la France reste une catégorie historique.
(1) Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Zones-La Découverte, décembre 2016, 996 p., 28 euros.
(2) Jean Sévillia, Écrits historiques de combat, Perrin, septembre 2016, 839 p., 25 euros.
(3) Patrick Boucheron et al. (dir.), Histoire mondiale de la France, Seuil, janvier 2017, 795 p., 29 euros ; La France, l’identité et l’historien, entretien dans L’Histoire, 431, janvier 2017.
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