âLa morale nâest légitime quâà la première personne. La morale ne vaut que pour soi ; pour les autres, la miséricorde et le droit suffisentâ écrivait André Comte-Sponville. Une formule qui pourrait servir d'incipit au dernier film en date d'Alain Guiraudie, Miséricorde. Ou lâhistoire dâun jeune homme, Jérémie (excellent Félix Kysyl) qui revient dans le village de lâAveyron qui lâa vu grandir, Saint-Martial, pour enterrer un homme qui a compté pour lui, son ancien patron boulanger. à lâenterrement, il retrouve la veuve de celui-ci, Martine, incarnée par Catherine Frot, et son fils Vincent (toujours formidable Jean-Baptiste Durand). Alors quâil ne devait être que de passage, il sâincruste chez la veuve, au grand dam de Vincent, et cherche à renouer contact avec une vieille connaissance (David Ayala, nommé dans la catégorie meilleur acteur dans un second rôle) tout en esquivant un abbé certes bienveillant mais un poil collant (Jacques Develay, également nommé dans la catégorie meilleur acteur dans un second rôle, on vote pour!).
Félix Kysyl, révélation inattendue
Montée des désirs refoulés, calfeutrage dâune violence qui peine à se contenir, jalousie primaire, cachotteries et rumeurs, habitations quâon croirait seulement habitées de fantômes⦠Ce retour aux sources, que lâon devine peu saines, va tourner au vinaigre, et, dans ce décorum forestier peuplé de champignons, Jérémie va semer le chaos⦠sans en avoir lâair. Ce qui fait toute la force de son personnage, comme nous lâexplique Félix Kysyl, en lice pour la statuette de la Révélation masculine aux César : âJ'avais beaucoup de questions que j'ai posées à Alain Guiraudie⦠et il ne voulait pas trop me répondre ! Ce qui mâa apporté énormément de liberté. Je me suis amusé à donner des attitudes très différentes à ce personnage, car il nâest pas le même selon quâil sâadresse à Martine, à Vincent ou à Walter. Ce qui ne fait que creuser son insaisissabilitéâ. Difficile, en effet, de comprendre ce que Jérémie a derrière la tête, et pourtant on sây attache, au fil dâun scénario drôlement bien troussé où le polar tutoie la comédie : âDès la lecture du script, les mystères étaient présents, avec autant de trous demandant à être comblés par lâimagination. Câétait très déroutant, mais aussi sensationnelâ.
Des sensations, il nous en reste un certain nombre après avoir vu Miséricorde, dont on admire la beauté de lâimage, assurée par la directrice de la photographie Claire Mathon (logiquement nommée au César, elle aussi) sublimant chaque paysage. On a été oppressé, intrigué, séduit, amusé, le temps dâun étrange récit dâapprentissage où les frontières entre innocence et culpabilité sont poreuses, où chacun tait ses secrets sans pour autant se cacher complètement.
Une moralité opaque
Une ambivalence qui sert la moralité opaque de Miséricorde, dont le titre seul en dit long, comme le rappelle Félix Kysyl : âC'est un terme qui était très abstrait pour moi, parce quâun peu vieillot, connoté religieusement, pas vraiment en phase avec ma génération et nos modes de vie. Mais dans ce film-là , il sâagit de pardon, dans un sens absolu, dâune absence de jugement, qui efface la moralité sociale préétablie. Le talent de l'écriture de Miséricorde et de la manière dont elle est filmée, câest de ne jamais se placer au-dessus de ses personnagesâ. Parmi lesquels Jérémie : âJ'avais le sentiment quâil avait un immense besoin d'amour, au-delà de toute conscience. Comme une espèce de mal issu des tragédies grecques, une fatalité des dieux. Car il se laisse guider par ce qui lui arrive en étant aussi aimanté par ceux qui lâentourentâ.
Ainsi, certains jugeront provocantes certaines scènes (notamment celles entre le prêtre et Jérémie, âredoutablesâ dâaprès Kysyl) devant lesquelles on sâesclaffe, épatés de lâinsolence tranquille dâAlain Guiraudie. Qui, après les mémorables Rester vertical ou LâInconnu du Lac, dévoile une part plus mélancolique de son cinéma. Auquel Félix Kysyl, qui incarnera bientôt Jean Moulin dans le diptyque dâAntonin Baudry consacré à De Gaulle, est heureux dâappartenir. âCâétait mon premier rôle principal, et jouer quelque chose de si complexe avec tant de bonheur, d'appétit⦠Je suis dans un état de rêveâ nous confie-t-il.
Dâailleurs, quâest-ce qui est vrai dans le récit brossé par Miséricorde ? On nâen sait rien, mais quâimporte. Ici, Alain Guiraudie démontre brillamment quâêtre cinéaste, ce nâest pas (seulement) raconter de jolies histoires à la signalétique ultra lisible. Au contraire, câest, tout en lui offrant des images mémorables, risquer de perdre le spectateur, afin de mieux le retrouver.
Miséricorde, dâAlain Guiraudie est nommé pour les César 2025 dans les catégories du meilleur film, de la meilleure réalisation, du meilleur scénario, de la meilleure photographie, de la meilleure révélation masculine, de la meilleure actrice dans un second rôle et du meilleur acteur dans un second rôle.
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